Deux silhouettes s'approchaient de l'auberge, dont les lumières les guidaient dans cette noirceur terrifiante. Leur démarche semblait assurée, comme s'ils n'avaient peur de rien et que même un dragon ne pourrait les faire sortir du chemin... non en fait, leur démarche était étrange. Ils ne marchaient pas vraiment de manière cohérante.

L'un était grand et svelte, ses membres bizarrement allongés, alors que l'autre était extrêmement petit et dodu. Le premier risquait de trébucher sans cesse, ses pieds se croisant constamment et ses mains s'agitant loufoquement afin de maintenir son équilibre, même si cela impliquait d'écraser la tête du second d'une main pour s'en servir comme béquille. Le second vociférait contre son grand ami à chaque fois, mais ses paroles n'avaient aucun sens. Les deux hommes marchaient suivant la route, puis vers un arbre pour ensuite revenir sur la route et ainsi de suite. Non, ils n'étaient pas ivres.

Alors qu'ils arrivèrent près d'une fenêtre d'où la lumière orangée et réconfortante émanait, l'on pouvait constater que leur accoutrement était tout aussi bizarre que leur démarche. Le grand homme, dans la trentaine environ, portait un chandail et des pantalons avec des rayures blanches et rouges. Pourtant, son visage et ses possessions criaient qu'il ne s'agissait pas d'un vulgaire bouffon. Il était armé et l'on pouvait voir dans son visage qu'il avait la vie dure, comme tant de personnes en ce monde. Le trapu quant à lui portait une chemise épaisse avec un motif à carreaux rouges et noirs, sans oublier son ridicule couvre-chef en fourrure et une queue, celle du pauvre animal ayant servi à la confection de ce chapeau, en pendait à l'arrière.

'Ouv'la la maudite porte!' s'écria l'homme trapu alors qu'ils arrivaient au pas de la porte.

'Du calme Cebek, nous devons faire bonne impression ici.' dit le plus grand, ajustant le col de son chandail comme s'il s'agissait de somptueux vêtements. Il approcha son visage d'une petite flaque d'eau et se passa les doigts entre les cheveux afin de se peigner. Il souffla dans sa main à quelques reprises pour s'assurer qu'il ne sentait pas mauvais et se releva d'un air fier, prêt à aller au devant d'une foule acclamant son nom afin de les réconforter, leur dire que tout va bien aller parce qu'il était là, avec eux. Le seigneur aimant, dévoué à son peuple et à la justice, se lançant au devant des flèches pour sauver les vieillards, les veuves et les enfants... oh... son nom serait louangé, que dis-je, il serait DÉIFIÉ! Oh oui, tous l'adoreront, ses fidèles sujets, et les autres le craindront.

'Kossé tu fais bon'yeuh d'bâtard!' vociféra à nouveau Cebek, s'approchant de son ami qui fixait le vide depuis un moment en laissant échappé des sons de temps à autres comme s'il imitait le bruit d'une foule exaltée. Cebek lui donna un grand coup de pied dans le tibia et lui cria des mots que seul son ami pouvait comprendre.

'Aweille! Réveille-toé Thanasius pis on rent' là-d'dans, on s'les gèle c'te nuite!'

Thanasius rouvrît les yeux en regardant autour de lui, un peu perdu. Il ne se rappellait plus ce qu'il faisait là... Ah oui, il devait aller prendre une bière au comptoir... Mais il était bien trop tard.

'C'est fermé' mentit-il, pour ne pas avouer qu'il était bien trop gêné d'entrer de nuit dans cet établissement.

'Mais qu'est-ce que tu m'racontes là!' s'énerva Cebek, qui avait du mal à conserver son calme lorsqu'il n'était pas auprès d'un bon feu, assis confortablement dans un grand fauteuil rien que pour lui, bière à la main.

'Oui je te le jure il y avait un homme à la fenêtre qui m'a fait signe de la main, et bon il semblait dire que passé le coucher du soleil il n'acceptait plus personne à moins qu'il ne s'agisse d'une femme, d'un enfant ou d'une personne âgée qui semble être dans le besoin. Mais avant même que j'hausse les sourcils afin de savoir quand nous pourrions entrer il m'a fait savoir que le soleil se pointait le bout du nez bientôt et que nous pourrions alors entrer afin de nous reposer un peu!' lançant-il d'un seul souffle. Inutile de vous dire qu'il mentait à nouveau.

'Tout ça d'un seul signe de la main?' s'interrogea Cebek.

'Non, deux.'

'Hum... c'est bizarre tout ça, mais on ne peut rien y faire, pas vrai!?' s'exclama Cebek, se résignant aux supposées directives que Thanasius aurait reçu de deux signes de la main.

Thanasius souria à la pensée qu'il aimait bien ce bougre, surtout parce qu'il était stupide comme il n'est pas permis de l'imaginer. Ils allèrent s'asseoir à côté de la porte, en attendant qu'il ne fasse jour ou qu'on leur ouvre la porte.

Le jour se levait, et Valérias était déjà sur le pont. Une auberge qui avait autant de succès que la sienne s'entretenait tôt le matin et tard le soir, surtout dans des plaines aussi reculées. Nettoyage de la salle, de la cuisine, mise en place du petit déjeuner des occupants de l'établissement, comptabilité de la veille . . .

Les occupations ne manquaient pas, et Valérias en venait à se demander s'il ne finirait pas par manquer de courage face à toute cette masse de travail.
M'enfin, abandonner aussi facilement alors qu'il était sensé avoir tuer un dragon à mains nues . . . Il en faudrait plus qu'une auberge de seconde zone pour en venir à bout!

Les tâches principales effectuées, et les poubelles pleines de déchets organiques, il était tant de s'en retourner vers le petit potager de l'auberge. Les restes de la veille feront un bon engrais pour les légumes, et une bonne soupe pour l'hiver prochain.
Alors qu'il se dirigeait vers la porte et s'apprétait à sortir en dehors pour vider ses sacs, Valérias sursauta lorsqu'il vit devant son auberge un homme, plutôt grand, au bras longs et au corps fin accompagné d'un autre homme beaucoup plus petit et large.
Les rayons du soleil cachaient leur visage, ce qui fit trébucher Valérias de la premiere marche. Il ne pût contenir un léger cri, pri de peur et de panique, avant de finir sur les fesses, aux pieds des deux hommes.
Il s'empressa de se relever au milieu de ses ordures, et lança aux deux personnages:

-Qu . . . Qu'est-ce que vous me voulez bon sang? A ctheure-ci qui plus est! C'est pourquoi?!

Alors que les deux compagnons s'étaient endormis côte à côte, un vacarme effroyable les sorti de leur profond sommeil. Ils se frottèrent les yeux pour les faire cesser de cligner et essuyèrent la bave qui coulait généreusement le long de leur menton, le tout avec une synchronie impeccable. Thanasius regarda autour de lui; opération réussie, personne n'avait pu remarquer leur subtile opération de nettoyage de preuves. Mais ce que Thanasius ignorait, c'est que même un ogre sans aucune notion de savoir-vivre aurait détourné le regard tellement la scène manquait de pudeur. Le grand type se leva en premier, suivi rapidement du plus court qui bomba le torse et croisa les bras.

Qu'est-ce qu'il était brillant ce Cebek, se dit Thanasius. C'était l'heure de montrer à ces vers de terre à quel point ils étaient supérieurs à eux. Thanasius fléchît légèrement son genou droit, pour casser sa posture et se donner un air désinvolte, puis ses mains s'appuyèrent sur ses hanches. Il bougea la tête rapidement vers l'arrière pour faire voler ses cheveux dans les airs puis il posa le regard sur Valérias, le dévisageant de la tête aux pieds comme un bourgeois le ferait pour un mendiant. Ouais! C'était parfaitement exécuté et ils étaient troooop cool. Ce n'est que bien plus tard qu'il se rappela qu'il n'avait pas les cheveux longs, même qu'il s'était rasé complètement la tête une semaine plus tôt... pas grave, personne n'avait dû s'en rendre compte.

L'homme devant eux était... visqueux? Ou bien, dégoulinant? Bref, tout sauf appétissant. Il se dressait devant eux, les maîtres du monde, entouré d'ordures. Celui-ci les devança et leur demanda qu'est-ce qu'ils lui voulaient.

'Oh vous n'avez pas à nous craindre mon cher... mon... argh... cher ami! Nous venions ici pour nous reposer quelque peu...' dit Thanasius, avant d'être coupé par son compagnon.

'Boire, on veut boire et manger.'

'Non!' lança Thanasius, quelque peu paniqué que Cebek ne gâche tout. Il ne voulait pas passer pour un rustre!

'Oui! On veut boire parce qu'ils nous ont dit que nous devions boire et parler avec eux. Et nous souhaitons manger parce que j'ai vachement faim!' rétorqua Cebek.

Sans blague, ce Cebek allait tout faire foirer, pensa Thanasius, mais qu'est-ce qu'il était bon pour s'adapter à toutes les situations. Il était sûr qu'une fois qu'ils seraient reconnus comme les réels propriétaires des terres connues et inconnues, Cebek ferait fureur à la Cour. Il parlait selon les gens qui l'entouraient. Mais bon, Thanasius se devait tout de même de corriger le tir.

'Je ne sais pas d'où vous tenez vos sordides idées mon cher et fidèle et puissant bien que mon égal ami.' dit Thanasius, tentant de les sortir de cette mauvaise posture. Ils devaient faire bonne figure! 'Je vois que vous êtes couverts de déchets mon jeune ami, vous devez être le fils du propriétaire ou bien l'idiot du village pour travailler ici, n'est-ce pas? Normallement voyez-vous, ce genre de corvées est réservé aux femmes, mais ne vous en faites pas, je suis sûr que vous pourrez évoluer et vous trouver un travail beaucoup plus digne; comme travailler sur une ferme ou tout autre travail qui ne nécessite pas un trop grand intellect et qui ne vous met pas en relation avec le public. Fossoyeur! Vous y aviez pensé auparavant? Je pourrais peut-être tirer quelques ficelles et vous dénicher ce travail!'

Du grand art, il avait joué subtilement sur ce coup là, mais qu'est-ce qu'il était bon pour se faire aimer des gens. Les mettre en confiance, leur faire croire qu'il était leur ami puis les manipuler. Maintenant, il avait un espion à l'intérieur qui allait les aider à y entrer. Il continua sans attendre, profitant du momentum.

'Nous sommes venus de loin pour visiter cette auberge. Nous souhaitions y rencontrer des gens et mon ami souhaiterait boire apparamment. Vous pourriez peut-être nous préparer une table et un bon repas! Dites au propriétaire que nous sommes de bons amis, il nous fera sans doute des rabais!' lança Thanasius en riant, puis il posa la main sur l'épaule de Valérias comme s'il s'agissait de deux vieils amis qui rigolaient ensemble. Mais sa main ne s'arrêta pas là; de manière subtile bien que malhabile il poussa légèrement l'homme en direction de la porte de l'auberge, avant que celui-ci ne réponde. Thanasius espérait que l'homme était aussi stupide qu'il osait le croire et qu'il ferait exactement ce qu'il avait dit quelques instants plus tôt. Il faut l'empêcher d'y réfléchir et le lancer dans l'arène se disait-il.

Inutile de préciser que je demeurais là immobile élégamment revêtu d’immondices de toutes sortes, fixant les deux inconnus. Qui étaient-ils? Aucune idée mais toisant leurs atours je m’interrogeai silencieusement sur leurs origines certainement exotiques. Dans toute sa carrière Valérias n’avait en effet pas connu d’étrangers habillés de la sorte. Concluant sur le fait que leur accoutrement était certainement dû à quelque excentricité, j’entrepris d’épousseter méticuleusement ma veste qui s’était parée dans ma chute d’épluchures de légumes de toutes sortes.

Les étrangers avaient entamé une sorte de dialogue dans lequel je n’étais visiblement pas convié, sachant par connaissance de cause que lorsque la bouche est occupée, les bras eux ne peuvent se mouvoir aussi, je jetais un coup d’œil serein à mon seau qui renfermait encore quelques restes que mes occupants avaient rechigné à finir. Jouaient-ils la fine bouche ? J’en doutais, Kleber n’aurait en effet pas manquer de se plaindre auprès de l’aubergiste d’un quelconque manque de saveur ou encore d’un goût trop amer. Haussant les épaules, je reportai mon attention sur mes deux visiteurs du petit jour, regrettant déjà mon cri de goret de quelques instants plus tôt.

De ce qu’il se disait et de ce que l’aubergiste en comprenait, le duo détonnant usait en effet d’un dialecte à la sonorité particulière qui tout comme leurs apparats m'était inconnue, les deux bougres étaient affamés et guidés sans aucun doute par leur estomac étaient venus quémander l’hospitalité et pittance pour la nuit. Ronchonnant intérieurement je soupirais, si les autres résidents venaient à apprendre que j’avais accepté deux inconnus et cela alors que le jour pointait à peine le bout de son nez cela en serait fini de la faible autorité que je disposais encore sur eux. Autorité qui avait déjà été bien malmenée cette quinzaine du fait de l’arrivée incessante de voyageurs qui sans aucun doute s’étaient tous donnés le mot car arrivant de plus en plus tard dans la nuit.

Réfléchissant à ce qu’il me faudrait faire de ses compères, je patientais que leur flot de parole se tarisse enfin. Voilà maintenant que l’on me croyait, moi Valérias, le simplet du coin, pauvre benêt qui avait écopé du travail ingrat de sortir les immondices.. Le jour encore faible leur tenait lieu d’excuse du moins c’est-ce que l’aubergiste en convint, il fallait bien avouer que quelque fut la force du tenancier de l’auberge armé de son seau cela ne pouvait en rien rivaliser avec les muscles de deux bonshommes qui étaient visiblement habitués à batailler ensemble. Il s’agissait donc de jouer finement. Voilà que l’inconnu de haute taille le poussait désormais vers le perron. Se retournant l’aubergiste aux joues désormais colorées se campa avec assurance sur ses deux pieds.

« Le propriétaire mes deux amis vous l’avez devant vous. L’éthique du métier veut que j’offre réconfort aux gorges assoiffées et aux ventres vides du moment que le demandeur dispose de quelques piécettes. Je vous préviens le prix n’est pas négociable surtout à cette heure si. Si votre visite se prolonge et je n'en doute pas sachez que je dispose justement d’une chambre unique au sous sol, elle conviendra parfaitement je n’en doute pas. »

La chambre d’à côté étant occupée par un vieillard sénile à moitié sourd, voilà qui réglait le souci de propagation de la rumeur d’arrivée précoce de deux inconnus, cela offrait de plus à l'aubergiste l’assurance que la venue de ces deux hommes ne viendrait pas troubler le calme de sa maison. Se retournant vers ceux qui compteraient désormais parmi mes nouveaux occupants, je posai une main sur la poignée.

« Cela vous coûtera 30 pièces d’or, nuitée et petit déjeuner compris . Je me refuse à accepter toute monnaie étrangère. Le déjeuner sera quant à lui à vos frais. »

Attendant l’affirmation des deux hommes, je laissai ma main en suspens sur la poignée. Le seau attendrait encore un peu, il n’était pas question de retenter une sortie de suite, sous peine de faire de nouveau une de ces drôles de rencontre que l‘on se plaît à évoquer les soirs de pluie.

Tout allait comme sur des roulettes. Le pauvre bougre n'arrivait pas à comprendre ce qui lui arrivait et il leur offrait à manger et à boire, le tout accompagné d'un rabais tout simplement trop bon pour être vrai. Il tentait tant bien que mal de se donner un air de dur, mais Thanasius savait au plus profond de son âme que cet homme avait le coeur sur la main. Cela le fît sourire, un sourire de compassion pour cet homme naif que d'autres sans scrupules devaient sans doute abuser de lui. Heureusement, il avait devant lui les deux êtres suprêmes et de plus, ils pourraient feindre une amitié naissante pour l'aider à s'épanouir. Cette idée fît naître un sourire encore plus radieux aux lèvres de Thanasius, s'étonnant lui même d'être un homme si bon qui allait jusqu'à aider les plus insignifiants.

'Ooooh, vous êtes trop aimable mon fidèle ami!' dit-il, à l'intention de Valérias. 'Tu vois bien qu'il a le coeur sur la main, n'est-ce pas Cebek? C'est tellement adorable...' continua-t-il, parlant comme s'il s'agissait d'un jeune enfant qui partageait une friandise avec un autre enfant.

Cebek comprît que Valérias avait descendu les prix au-delà du minimum et qu'une partie de ses gains personnels allaient payer la différence pour la durée de leur séjour. Il ne souhaitait toutefois pas arnaquer Valérias et lui fît une contre-offre.

'Moé j'ne paierai pas en bas de 40 piasses pour une nuite, t'as pas à faire la charité p'tit! Et ne t'en fais pas, on va l'dire à personne que t'as baissé les prix juste pour nous autres.' lança-t-il en faisant un clin d'oeil à l'intention de Valérias.

Thanasius hocha de la tête en signe d'approbation, son ami avait pitié pour le jeune homme. Quelle compassion!

'Bien dit mon cher Cebek! Mais puisque je suis plus aisé financièrement que vous mon dodu ami, je paierai pour vous. Et moi, jamais je ne descendrai en bas de 50 pièces pour tout ça et en plus, à ce prix là, ça reste toute une aubaine! Oh et puis zut! Ce n'est pas grave si notre réputation en prend un coup. Nous vous invitons également à venir boire et manger en notre compagnie. Vous pourrez profiter de notre rayonnement pour vous épanouir et vous faire des amis bien placés. Peut-être même qu'une fille de fermier poserait le regard sur vous! Vous imaginez-vous ça? De plus, ça doit être rare qu'on vous offre à boire ici, hein? Mais n'ayez crainte, votre richissime et grandiose ami va s'occuper de tout ça. J'achèterai cette auberge la semaine prochaine et je vous en ferai cadeau, comme ça vous n'aurez plus de patron jusqu'à la fin de vos jours! On vous trouvera une femme à forte charpente qui vous donnera au moins une bonne quinzaine d'enfants. C'est bon la main-d'oeuvre pas chère...' dit Thanasius, lançant toutes les idées qui lui passaient par la tête au fur et à mesure qu'elles venaient. Ils allaient faire de cette personne un homme, un vrai. Qu'est-ce qu'ils étaient bons...

Le flot avait repris, cette fois ci bien plus puissant il irriguait désormais toute la masure. Hochant de la tête à mes nouveaux résidents je tournais enfin la poignée. Visiblement leurs accoutrements n’étaient pas les seuls à être quelque peu excentrique. Traversant la salle je les invitais à me suivre en leur indiquant de la main une table libre en retrait, mieux valait pour l’instant isoler les deux énergumènes. Bientôt du bouquetin viendrait leur occuper le gosier, et il était certain que la bouche occupée ils ne pourraient plus placer aucun mot. Quoique haussant un sourcil, je m’interrogeai intérieurement, ne plaçais-je pas trop d’espoir dans un simple rôti ?

« Trente c’est trente. Quant à me joindre à vous pour vous entendre me narrer votre histoire ce sera avec grand plaisir. Installez-vous je reviens sans plus tarder avec de quoi se mettre sous la dent. Potage et rôti ce matin. »

M‘éloignant vers la cuisine d’où émanait déjà des fumets enivrants, j’espérai que mes invités se tiendraient tranquilles pendant ma courte absence. L’idée de perdre de vue ne serait ce que pour un laps de temps très court mes deux hôtes ne me plaisait guère, ainsi accueillis-je avec un grand sourire Kleber qui fût bientôt suivi de trois de mes autres résidents lorsqu’il descendit d’une démarche chaloupée les escaliers vers la grande salle. Ma main se leva accompagnant mon sourire et je pénétrai enfin dans la cuisine.


« Comme l’on dit de par chez nous, il y a un temps pour ne rien dire, il y a un temps pour parler mais il n’y a pas de temps pour tout dire. »

Les duo de voyageurs apprendrait vite à son dépens qu’il ne faut guère se fier à l’eau qui dort. L’aubergiste se contentait de remplir les écuelles de tranches de rôti qui cuisait encore parmi les braises, d’une main assurée. S’emparant de deux grands bols de bois auquel j’y ajoutais deux cuillers, je versais de ma soupe chaude aux potirons dans les deux ramequins avant de me saisir du tout et de m’en retourner vers mes hôtes attablés.

Adressant un signe de tête à l’un de mes résidents qui m’interpellait déjà au comptoir, je lui fis comprendre que je serai à lui dès que le temps me le permettrait. Déposant devant mes deux hommes, bols et écuelles, je leur détaillais leur repas.

« Rôti de bouquetins aux champignons et potage de potirons. Prenez garde c‘est chaud. »

Je m’éloignais déjà afin de répondre aux nombreuses mains qui s’étaient dressées dans la salle, désormais baignant de lumière, en jetant un dernier regard aux deux voyageurs.

Leur valet les avait fait entrer dans l'auberge puis leur avait choisi une table à l'écart, afin que la plèbe ne dérange pas les deux hommes importants. Cette marque de respect avait touchée Thanasius et Cebek, sachant que ce privilège n'était pas à portée de tous. Il aurait été désagréable qu'on les asseoit au comptoir, où seuls les ivrognes ou les dépravés s'y installaient par habitude.

Une fois leur plats déposés devant eux, Valérias prît soin de leur présenter le menu; une délicatesse qui était souvent oubliée par de nombreux aubergistes. Bien entendu leur valet savait qu'il avait devant lui deux hommes d'une importance inimaginable, il allait prendre soin de ne pas faire d'erreur. C'est sans doute par gentillesse qu'il avait décliné le supplément monétaire mentionné un peu plus tôt; quel homme généreux il faisait!

Il avait fait une erreur malgré tout; il avait présumé que Thanasius et Cebek souhaitaient être en retrait pour ne pas être ennuyés par les autres personnes présentes dans l'auberge. Non, Cebek et Thanasius souhaitaient prendre un bain de foule, comme les grands empereurs qu'ils étaient aimaient bien le faire pour se rapprocher de leurs serfs. De toute façon, Valérias les avait prévenu que leurs plats étaient trop chauds pour être dégustés. Ils se dirent qu'ils allaient se fondre avec les autres en attendant que leurs plats refroidissent un peu. Du moment que Valérias sembla trop occupé par ses tâches pour le remarquer, ils se levèrent et s'approchèrent du centre de l'auberge. Thanasius leva son bras et salua la foule lentement, très lentement, en faisant de grands gestes comme les rois seuls le font.

'Bonjour à vous tous mes fidèles sujets, nous sommes heureux d'être parmis vous et de fouler le même sol crasseux que la pitoyable plèbe!' s'égorgea Thanasius, s'assurant d'avoir l'attention de tous. Il ne voulait tout de même pas qu'une personne présente ne l'apperçoit pas, qu'aurait-elle racontée à ses enfants lorsque vieillissante elle réalise qu'elle aurait manquée de peu les deux être sublîmes que sont Thanasius et Cebek. En s'assurant qu'ils soient vus de tous, ils offraient une chance égale à tout le monde. Pas de favoritisme! Alors que Thanasius terminait sa phrase, Cebek saluait les gens présents en montant sa main, son bras plié, puis rabattait celui-ci dans un mouvement lent et gracieux vers son coeur et s'inclinait. Ainsi, ils savaient tous que l'amour des deux hommes les accompagnerait dans leur vie. Thanasius continuait de saluer en envoyant des baisers de sa main à la foule.

Qu'est-ce que Cebek savait amadouer une foule pensa Thanasius. Puis soudainement ils se divisèrent en allant à la rencontre des gens présents, Cebek leur serrant la main avec vigueur et Thanasius leur tendant la main afin qu'ils la baisent. Ils se présentaient, parlaient d'eux et ils étaient aimés voir même adulés!

Tout cela était ennivrant pour Thanasius qui marchait les yeux à demi fermés pour mieux sentir l'instant présent, tendant les deux mains à ses côtés afin qu'on les lui baise. Il était en extase... Il tournait et pivotait, ne sachant plus vers qui aller. Il était là, au centre de l'auberge, regardant ses brebis égarées tout autour de lui, elles qui n'attendaient qu'un seul signe de sa part pour le suivre jusqu'au bout des enfers. Ooooh, il était le sauveur et jamais il ne voudrait les damner.

'JAMAIS JE NE VOUS FERAI CELA!!!' cria-t-il à l'intention de ses disciples. Il réalisa alors qu'il l'avait dit à haute voix. 'Oh bon sang... j'ai la tête qui tourne on dirait...' rajouta-t-il avant de s'effondrer au sol. Un voile noir vint lui cacher ses yeux.

'C'est l'mal çâ, c'est l'mal qui veut faire l'mal.' lâcha Cebel d'un air sombre avant d'aller constater l'état de son ami, sans connaissance au beau milieu de la pièce.

Il savait bien que cela ne durerait que quelques instants, ça l'arrivait à chaque fois qu'il rencontrait plus de 3 personnes à la fois. Cette fois parcontre, il s'était écroulé en moins d'une minute, un record il faut l'avouer! Le contact avec ses brebis le touchaient trop et il perdait souvent ses esprits ainsi. Ce n'était qu'une fois de plus après tout.

Les ronflements s’étaient enfin tus, Liane avait quitté les bras de Morphée pour aller retrouver ceux d’un matou du coin. Un gras? Un grand? Un roux? Aucune idée mais la druide se doutait qu’elle devait se contenter seulement d’une bête à poils de trois pommes de haut. En parlant de pomme il était l’heure d’aller se restaurer. La druide que très légèrement vêtue se rua de son lit vers le siège capitonné carmin, aujourd’hui il serait sien. Lançant un regard amusé accompagné d’un sifflement qui l’était tout autant à l’aquamacienne au visage encore bien marqué par sa longue nuit de sommeil, elle lui balança un coussin couleur sang, projectile qui espérait-elle atteindrait sa souffre douleur sans trop de casse. Une grimace vint accueillir la douloureuse conclusion de la course aérienne de l’oreiller, « Cible manquée.».

« Effrayant n’est-ce pas hin ! Sois en sûre la prochaine fois il te touchera! »

Affalée, une jambe pendant au dessus de l’accoudoir du fauteuil, la druide jouait avec ses cheveux. D’abord roux, ils s’étaient décolorés pour enfin prendre la couleur des blés. Etonnant changement qu’elle apparentait à juste titre à la souffrance psychologique qui avait lacérée son âme, sa chevelure s’était enfin décidée à opter pour un blond vénitien des plus sobres, lui rappelant cependant à jamais que l’équilibre des choses n’était que bien fragile, la balance oscillant inlassablement entre rousseur et blancheur, joie et malheur.


« Diable je ne sais pas ce que ce tordu d’aubergiste a encore été nous concocter hier mais Dull s'en aurait arraché ce qui lui restait de tignasse crois moi ! »

La tête lui tournait étrangement, séquelle bien connue des habitués des tavernes, cependant mieux valait jouer l’innocente même s’il était évident que Liane ne s’y laisserait pas prendre. Poussant quelques râles d’agonie, il s’agissait de la jouer réaliste, elle s’extirpa de son fauteuil en prenant le soin de caresser amoureusement le revêtement de celui ci, en effet il se pourrait qu’elle ne tâte plus de si tôt le tissu dès que sa colocataire serait sur pied. Debout la pièce était encore moins figée, la malicieuse s’amusait à tournoyer empêchant la jeune femme de poser un pied assuré sur le plancher. Habitué à ce genre de traitrise du mobilier la druide se contenta de fermer tout bonnement les yeux et d’avancer en direction de la porte dont après en avoir tâtonné le bois elle y dénicha la poignée qu’elle tourna. Il était question de pomme non ? Enfin de de grailler, tout mets serait bon à prendre, le bas ventre de la druide émettant de façon de plus en plus rapprochée des grognements réprobateurs.

Le couloir se révélait moins filou que sa parente, les lattes de bois ne jouant pas à chat, elle put avancer sans mal vers l’escalier qu’elle descendit hardiment. Saluant l’aubergiste d’un regard sévère au pied de celui ci, elle s’approcha de la table de l’un des occupants de l’auberge avec qui elle avait sympathisé la veille. Le vieillard aux trois poils sur le caillou remuait sa cuillère d’un geste lent dans son bol de soupe fumante tout en faisant grincer ce qui lui restait de dents, sans doute se remémorait-il le temps où lui aussi avait été jeune et ne craignait alors pas de mordre à belle dent dans un bon cuissot de volaille. Malheureusement nombre automnes étaient venus depuis, et tout comme les feuilles, les dents du vieillard elles aussi avaient chues. Se retenant de peu de lui narrer son amusante comparaison la druide reporta son regard sur la salle quasi-déserte. Que des visages connus.. Rien à se mettre sous la dent ce matin. Oui parce que de dents Grumpy en avait encore, elle ! Ah non.. Enfin si ! Pas ça, mais là! Des nouveaux !

Les deux là-bas fagotés comme de vulgaires bouffons lui étaient inconnus. La soirée de la veille certes quelque peu agitée il n’en restait pas moins que de tels accoutrements l’auraient pour sûr marquée au fer rouge. Le type de carrure carrée avait été éliminé d’office, le second bonhomme certes disposant d’une morphologie des plus particulières, lui, avait retenu l’attention de la druide. Voilà que ce dernier d’ailleurs picorait des table en table quémandant tel un oisillon qu’on lui exprime de l’affection. Qu’il s’approche qu’elle respire l’arôme de sa peau? Était-il un guerrier? Un bourgeois excentrique? D’où venait-il? Quel était son nom? Autant de questions auxquelles il faudrait qu’elle apporte des réponses ? A peine pensait-elle à l’aborder de façon directe que le type avait disparu de son champ de vision. Des cris de stupeur et des propos moqueurs, « Mirez-moi ce que le vent nous a porté les gars! Une demoiselle en pantalon! » « Il a tellement mouliné des bras l’bougre qu’il en a perdu l’équilibre.. », « Vas y Jéjé ranime nous le, il nous fera encore un peu d’animation, et puis te prive pas gars on connaît tes penchants, allez ne sois donc pas timide.. » vinrent lui indiquer la nouvelle position de l’étranger. Le dernier gisait au sol, tandis que son compère impassible demeurait à ses côtés. Sans doute était-il coutumier du fait? Délaissant son compagnon, elle fendit la petite foule qui s’était déjà assemblée pour s’accroupir à son tour au dessus de l’endormi qu’elle entreprit d’éveiller en lui humectant le front de sa main qu’elle avait au préalable trempée dans l’un des pichets de terre cuite qui ornait chaque table de l’auberge. Voyant qu’il ne réagissait pas elle lui assena des tapes sur les joues tout en gardant à l’œil le second homme.

Cebek restait planté là, les bras croisés, à regarder la jeune femme qui essayait de ranimer Thanasius avec de petites tapes. Il n'entendît rien des moqueries des autres personnes présentes dans l'auberge, puisque bien qu'il était plus réservé et moins extravagant que Thanasius, ils imaginaient tous deux les mêmes choses. Thanasius bougea légèrement le pied puis fût pris d'un court mais sec soubresaut. Il entrouvît un oeil, à moitié endormi.

'Ma... maman?' murmura-t-il d'une petite voix infantile. Il cligna des yeux de manière exagérée afin de décoller ses paupières, puis ses yeux s'agrandirent pour adopter une forme parfaitement ronde à la vue de la personne penchée sur lui. Avait-il pensé à voix haute encore une fois? Il tourna la tête brusquement vers Cebek qui hochait de la tête affirmativement à sa question silencieuse. Thanasius rougît puis regarda à nouveau la femme présente. Oh zut! S'il s'était montré faible devant elle, elle pourrait se détourner de lui, ce qui causerait sa perte lors du jugement dernier... L'heure était grave et Thanasius devait regagner son autorité auprès de ces pauvres enfants égarés. Cebek quant à lui ne constatait pas l'urgence de la situation, son attention était plutôt fixé sur les courbes de la dame penchée sur son ami.

Thanasius releva la tête lentement en fixant droit dans les yeux Grumpy, comme s'il cherchait à l'hypnotiser. Il pénétrait en son âme afin d'empêcher toute fuite possible, il se devait de la reconquérir et il n'avait pas droit à l'erreur! Il essaya de regarder brièvement Cebek, mais il devait garder les yeux rivés dans ceux de Grumpy. Un oeil tentait d'aller vers la gauche alors que l'autre tentait de rester immobile... Bref, il eût l'air confus et ses yeux clignèrent de manière désordonnée puis il riva à nouveau les yeux sur ceux de Grumpy, reprennant son emprise sur celle-ci (enfin, ce qu'il croyait). Tant pis pour Cebek, il devrait tout faire tout seul cette fois et Cebek devrait s'adapter, pas le temps de se consulter!

Puisque sa chair avait semblé faillir devant ses brebis, il devait montrer à quel point son enveloppe corporelle était dure. S'imposer physiquement, montrer qui était le plus fort, voilà le plan! Il continua son mouvement afin de relever son torse et il se rapprocha... beaucoup de Grumpy, voir trop, puis il posa une main sur son épaule pour empêcher un mouvement de recul.

'Ne t'inquiète plus, je suis parmis vous désormais. Ça va aller.' dit-il doucement à l'attention de Grumpy avant de la relâcher, comme s'il voulait la réconforter. Le sauveur marchait à leurs côtés désormais, les ténèbres se dissiperaient.

'Ça va aller, ne vous inquiétez pas mes pauvres!' lança-t-il à l'assemblée. Il sentit que son front était humide. Cela devait sans doute venir d'un baiser qu'elle aurait déposé sur celui-ci alors qu'il était au sol. Il était habitué à ce que des gens tentent de le toucher sans aucune raison ou bien qu'ils essaient de lui prendre de ses vêtements; c'était sans doute pour se sentir plus proche du divin. Cela n'avait aucune importance pour le moment se dit-il en chassant cette idée de sa tête.

Je suis fort, je suis fort et ' Je suis fort!'... Oups... encore des paroles dites à voix haute qui n'auraient pas dû l'être. Il avait même crié cette dernière exclamation. Comment réparer ça, leur montrer qui il était...

'Je suis bien plus dur que vous ne pourriez le croire. Je vais même vous le prouver mes chers amis.' dit-il à voix basse. Le message était destiné à tous mais la timidité avait quelque peu freiné son élan, puis il continua à l'intention de celle qui semblait la plus inquiète, cette jeune femme dont il ignorait toujours le nom:' Vous êtes maintenant en sécurité, rien de fâcheux ne vous arrivera en ma présence soyez-en certaine. Vous allez voir, regardez bien ce qui suit!'.

Thanasius semblait s'exciter lui même plus il parlait et à cette dernière phrase il fît mine de vouloir se relever, afin que Grumpy puisse lui faire place. Il prennait grand soin de ne pas brusquer ses enfants tellement il était bienveillant...

La druide croisait les doigts pour que son endormi refasse surface, l’ennui avait gagné l’auberge depuis quelques jours et il était tout simplement inadmissible que le seul amusement qui lui était offert prenne le luxe de s’évanouir à tout bout de champs, et cela sans son autorisation. Ne détectant aucune réprobation de l’étranger à la forte carrure, elle forcit ses tapes et bientôt l’endormi ne fût plus. Cependant elle constata d’une grimace non dissimulée qu’il délirait toujours autant, avait-elle pris à ce point un coup de vieux pour qu’on l’apparente non sans mal désormais à une mère? Dans le fait de donner la vie, la seule chose dans l’affaire qui pouvait se révéler intéressante se passait de longs mois avant la naissance du marmot. Mais ça c’était une autre histoire.

La druide reporta son regard vers l’homme désormais éveillé qui tentait de se relever tout en entamant une danse des globes oculaires des plus étranges, apparentant cet étrange ballet à un quelconque remerciement exotique, elle reposa ses mains sur ses genoux et observa les traits de son malade, et il y avait matière.. ! Un visage des plus communs semblait s’être encastré sur un torse menu d’où étaient rattachés de longs bras fins et des jambes toutes aussi fines enfin de ce que laissait entrevoir le tissu qui les couvrait. Les moindres traits de son visage lui étaient perceptibles désormais, l’étrange assemblage qui les composait laissait pensive la druide, d’où venait cet homme? Alors que sa main délaissait sa cuisse pour se lever vers le visage de l’étranger, ce dernier enserra d’une poigne de fer la frêle épaule de la druide marmonnant quelques propos incompréhensibles. L’effet fût immédiat, un grondement croissant se fit entendre, même si couvert par le brouhaha de la foule, tandis que les ongles de la jeune femme se recourbèrent et qu’un duvet courrait désormais sur ses avants bras criant à l‘étranger un « Lâche moi.» tacite. Ce dernier d’ailleurs avait déjà libéré la druide de son emprise et s’adressait aux curieux rassemblés ici bas.

« Tu parles t’es vachement un dur ouai mon pote, tant que t’as de la peine à tenir sur tes deux jambes d‘ailleurs, et pourtant au vu de la taille de tes chevilles c’en est vraiment étrange. »

L’homme avait eu la bonne idée de s’exprimer de façon discrète cette fois ci, mieux valait étant donné le contenu du monologue qu’il s’évertuait à brailler aux oreilles des résidents de l’auberge. Jetant un regard circulaire elle tenta d’apercevoir Valérias, l’arrivée impromptue de ce dernier, le regard foudroyant et les mains sur les hanches, aurait pu constituer le clou du spectacle, mais visiblement l’aubergiste demeurait abonné absent. « Jamais là quand il faut ! »

Reportant son attention sur le fou qui semblait vouloir la rassurer de par sa seule présence, elle haussa un sourcil perplexe. « Ce qui est fâcheux mon bonhomme c’est la situation dans laquelle tu te complais à t’embourber tout seul.. » Hésitant entre lui apporter une aide secourable pour se lever et l’obliger à demeurer en si fâcheuse posture, elle lui sourit d’un regard malicieux. Et adressant à son compagnon au physique si ingrat un clin d’œil appuyé elle lui demanda langoureusement s’il désirait s’attabler ensemble autour d’un succulent bol de soupe. Attendant sa réponse, elle jeta un regard qui se voulait réprobateur au gêneur, bien consciente qu’elle lui empêchait tout mouvement.

« Alors? » insista-t-elle « Je serais bien aise de vous entendre me raconter d’où vous venez et ce que vous venez faire dans un coin si reculé.. Sieur..?»

Les choses semblaient mal tourner pour Thanasius et il constata avec effroi que la femme devant lui était immunisé à ses charmes. Il devait réfléchir rapidement et trouver une astuce pour ce sortir de cette fâcheuse situation. Il ignorait si elle savourait le fait de le ridiculiser en public ou si elle le faisait de manière fortuite. La vérité ne semblait pas l'accrocher du tout, il devait se trouver une autre histoire afin de l'amadouer. Oui! Mentir! Il n'y a pas mieux!

La femme restait juchée sur lui et soudain, la pire chose qui pouvait arriver se pointa le bout du nez. Elle s'adressa à Cebek, d'une manière... oh non, c'était trop affreux... langoureuse. Elle posa un regard sévère sur Thanasius un moment plus tard comme pour s'assurer qu'il n'intervienne pas. Thanasius se recroquevilla aussi bien qu'il le pouvait sans pour autant chercher à se sortir de cette fâcheuse posture. La Bête, lorsque taquinée, ne tardait pas à sortir de sa dodue cachette. Il couina silencieusement à cette seule idée puis il décida de parler à la femme avant que son cher compagnon ne se transforme en créature abominable.

'S'il vous plaît ma chère dame, si vous voulez bien me libérer de cette... déshonorante situation... j'irai m'asseoir à une table et je n'importunerai plus personne, je vous le promets. Je serai totalement invisible...' dit-il timidement, de petites larmes se formant depuis ses paupières inférieures et le visage rougissant de honte.

Cebek quant à lui souleva son sourcil gauche dans un arc impressionnant face à la proposition de la jeune femme. Son broussailleux sourcil parlait de lui-même, criant 'Ooooh la chance!' à toute personne pouvant l'appercevoir. Il bomba légèrement le torse pour se montrer encore plus viril. D'une main tendue vers Grumpy il lui offrît de l'aide pour se relever puis de l'autre il indiqua une table vacante.

'L'on ne peut rien refuser à une aussi délicieuse jeune femme. Par ici je vous prie, nous serons plus à l'aise.' dit Cebek avec une assurance et un ton charmeur inattendus, indiquant une table en retrait de son autre main à Grumpy.

La réponse tardait, le balourd était-il doué de paroles au moins? Se grattant nerveusement le lobe de l’oreille, elle conclut après une réflexion poussée, que oui elle pensait l’avoir entendu quelques instants plus tôt. A défaut d’en être certaine, elle entreprit de mimer grossièrement ses intentions, et tandis qu’elle décrivait des cercles au niveau de son bas ventre on l’interrompit. « Erreur jeune homme. » ne pût-elle s’empêcher de penser en jetant un regard dédaigneux sur celui qui venait troubler son habile et très représentatif jeu de scène.

Le ton s’était fait suppliant, mais la druide doutait de la soudaine existence de sentiments de l’enveloppe charnelle qu’elle surplombait avec un aplomb non feint. Ne se laissant pas prendre à ce qui était sans aucun doute une entourloupe, elle continua d’agiter ses bras et visiblement cela avait pris forme au vue de la réaction du brave homme. Alliant mots aux gestes, il accepta l’invitation et tendit une main secourable à la jeune femme. Soudainement perplexe que l’homme puisse renfermé de telles manières, elle eut un mouvement de recul ce qui ne manqua pas d’avoir comme conséquence le broiement d’une des mains de l’archer. Il était en effet évident que l’homme qui patientait sagement, étendu au sol ne pouvait être qu’un habile lanceur de flèches au vu de sa silhouette fluette. S’excusant de sa maladresse d’un regard enjoué, elle tendit sa main au gentleman qui l’aida à se relever. Il en était fini de s’amuser, il s’agissait de casser la croûte.

S’époussetant avec minutie, elle secoua les pans de sa robe de chambre, maintenant qu’elle y repensait elle loucha avec stupéfaction sur son accoutrement quelque peu inapproprié, avant de hausser les épaules avec simplicité. S’éloignant à l’opposé de la table qu’avait choisi l’homme à l’allure rustaude, elle l’invita à le suivre d’un mouvement discret de la main. La matinée avançait, il s’agissait de se restaurer avant de réfléchir à d’autre facéties pour occuper sa journée. Se laissant tomber sur l’un des tabourets de la salle, elle bâilla et joua avec ses mâchoires en attendant la décision des deux hommes. Le premier figé semblait partagé entre attendre l’approbation de son compagnon, et rejoindre avec entrain la druide.

Tambourinant légèrement la table du plat de ses deux mains, la jeune femme promena son regard du comptoir vers les deux individus. Les résidents avaient repris leurs occupations, là certains jouaient avec engouement aux dès, plus loin une femme penchée vers un jeune homme semblait le cajoler de paroles doucereuses, à côté de vieux routards se narraient les dernières nouvelles du front. La force de Galoregor, déjà fragile, semblait encore s’être amoindrie, les combattants ne pouvant plus que défendre chèrement leurs vies et celles de leurs compagnons, abandonnant les positions gagnées par le passé. Nch était tombé, les terres d’Astaegan étaient bleues désormais, seul Mérulik revêtait de temps à autre les couleurs royalistes.. Les douloureuses révélations avaient cinglé le visage de la druide, gifle tacite qui la rappelait inexorablement à l’ordre. Il fallait à tout prix mettre un terme à la guerre, et pour cela Galoregor devait rester au trône et affermir son pouvoir.

« Oui mais comment arriver à faire de nouveau flotter l’étendard royaliste sur les places fortes ? »

Alors qu'elle s'était exprimée à haute voix, on vint la rejoindre, au vu du bruit du tabouret, se retournant vers ses nouveaux compagnons de tablée elle sourit. Qui sait après tout elle trouverait peut-être la réponse à sa question dans un velouté de potirons..

La jeune femme accepta la main tendue de Cebek et se releva, tout en écrasant la délicate main de Thanasius. Celui-ci n'eût aucune réaction face à l'évidente douleur qu'il devait ressentir, mais Cebek lui afficha un rictus de douleur en laissant échappé un 'Ayoooooooye' à voix basse, le regard fixé sur la main de son ami. Puis il releva la tête lorsqu'il sentît le regard de la jeune femme porté sur lui et lui souria chaleureusement. Alors qu'il se préparait à la diriger vers la table, c'est elle-même qui prît les devants en allant du côté opposé. Elle lui indiqua le chemin d'un signe de la main discret. Une femme indépendante bien évidemment! Au moins, elle ne s'amouracherait pas après une seule nuit, ce qui plaisait bien à Cebek! Alors qu'il la suivait il comprît qu'il s'agissait d'une 'p'tite femelle sans expérience aucune', le tout appuyé par le fait qu'elle lui faisait dos. Cebek avait alors la possibilité de juger de la marchandise à son aise, bougeant ses petits doigts grassouillets comme s'il tâtait son... le bas de son... ses sssss... sa... comment dire... enfin, vous aurez compris ce qu'il mimait!

Il arrêta son manège lorsqu'elle prît place à une table et qu'elle tourna la tête vers lui. Il eût l'air embarrassé un peu, le teint rougeâtre un peu, mais il était certain qu'elle n'avait rien vu. 'Allez, un peu de sérieux mon gros! Ce soir, c'est TON soir!' pensa-t-il. Il marcha de manière décontractée en s'approchant de la table, sachant très bien que ce petit oisillon tomberait dans ses filets. Elle regardait Cebek, puis le comptoir, Cebek, comptoir, Cebek, comptoir, Cebek... 'Putain, elle va me rendre fou celle-là si elle continue!' ... comptoir, Cebek, comptoir, Cebek. 'Ok, j'va y casser a'yeule à stosti là!!!' pensa-t-il en se retournant vivement vers le comptoir à son tour, pour voir qui lui faisait compétition et lui sauter au visage pour le mettre hors concours.

Personne digne d'intérêt.

Il desserra ses poings et tenta de reprendre des couleurs à peu près normalles, lui qui était devenu subitement noir de colère. Il fît un grand sourire à l'intention de Grumpy et continua de s'avancer. 'Ça n'a pas de sens comme le chemin est long avant de se rendre à cette maudite table' pensa-t-il, pressant le pas en prenant soin que cela ne soit pas trop évident. Il arriva, enfin, à la table pour l'entendre se demander comment reprendre les places fortes au nom des royalistes. Voilà une belle occasion! Il tira sa chaise et Grumpy se tourna vers lui tirée de sa rêverie.

'En faisant l'amour et ensuite la guerre' dit-il d'un ton charmeur et farceur. 'Mais je peux me contenter de la première partie si nous n'avons pas le temps pour les deux.'

Thanasius, quant à lui, savait bien que son ami n'était plus. Lorsqu'il était dans cet état, il n'y avait plus rien à faire. Il suffisait d'attendre et tout reviendrait normal après quelques heures. La seule chose qui pouvait le faire intervenir était... Non, dans le fond jamais il n'oserait intervenir dans une telle situation.

Il se releva lentement, souffrant encore un peu de la main, puis il baissa la tête en regagnant sa place pour savourer son repas qui devait avoir refroidi suffisamment. Il sécha ses petites larmes restées suspendues à ses yeux du revers de sa manche. Il regardait furtivement à quelques reprises en direction de Grumpy et Cebek, mais il ne doutait pas de l'issue des événements. En fait, il regardait surtout pour se rassurer qu'on l'avait bel et bien oublié.

Dévisageant son nouveau partenaire de tablée, elle papillonna des yeux, les conséquences d’une soirée arrosée n’étaient-elles pas entre autres de dédoubler la vue? Et voilà qu’au contraire il n’y avait qu’une seule et unique personne. Où était donc passé l’acolyte du premier? Fainéantisait-il encore au sol? Ou boudait-il? Se penchant légèrement de côté sur son tabouret elle jeta un regard rapide dans la pièce à la recherche de celui qui avait de nouveau récidiver dans ses talents de fin prestidigitateur. Réussir à se décaler assez pour ne pas avoir la vue obstruée par le corps imposant de l’invité n’était pas chose facile. Et à trop insister dans ses recherches, le tabouret commençait à s’agiter dangereusement. Là ! Le dénouement de l’histoire coïncida autant à la détection avec succès de l’archer attablé un peu plus loin et avec la chute de Grumpy qui basculant à force de trop gigoter se retrouva à passer la serpillère au sol, chiffon qui n’était d’ailleurs autre que sa robe de chambre. Foutue pour foutue, elle grimaçait par terre, croisant le doigts pour que lorsqu’elle émergerait de nouveau elle n’aurait pas à faire face à de grands éclats de rire.

Le grassouillet quant à lui avait achevé sa phrase, et le rouge qui était déjà parvenu aux joues de la druide suite à sa maladresse acheva d’escalader son front. Trouver quelque chose, dire quelque chose, faire quelque chose ! « Bouge ! » , « Bouge toi toi-même ! » . S’emparant d’un reste de saucisson qui trainait au sol elle réapparut de l’autre côté de la table tandis que peu à peu son visage reprenait son teint pâle habituel. Alors que ses yeux étaient à hauteur de la table, elle observa les tables aux alentours. Rien n’avait été remarqué. Soupirant, elle fit la moue et levant une main triomphale à l’adresse de l’homme elle lui adressa d’un sourire la question suivante, prétexte à sa soudaine disparition souterraine. « Voilà qui nous fera patienter le temps que ce vaurien de Valérias daigne nous accorder quelque attention, je ne vous avais pas dit que le service était détestable ici.. » Aucune réaction de la part de celui qui se tenait en face. « Comment "Non" ?, et bien je vous le dis, c’est DE-TES-TABLE, et en parlant de table méfiez vous en elles sont aussi traitresses que leur propriétaire. Heureusement que j’avais prévu le coup n'est-ce pas ! » conclu-t-elle en secouant la pauvre charcuterie en tout sens, et en prenant place sur un tabouret.

Trouver un sujet de conversation, vite, très vite. Même si la dernière fois où elle avait partagé sa couche remontait, deux ou trois nuits tout de même !, elle n’était pas prête à mêler son corps à celui du spécimen qui lui faisait face. Il avait l’air sympathique et bien membré d’après ce qu’elle avait pu constater dans son périple soutabléin cependant elle supportait difficilement une pilosité autre que la sienne. De plus la taille du gaillard allait amener quelques complications et il était hors de question qu’elle se tortille en tout sens pour satisfaire quelques envies. De plus elle doutait de ce qu’il pouvait fournir dans ce domaine au vue des bourrelets qu’elle avait pu entrapercevoir quelques instants plus tôt. Se tapotant le bout du nez avec enjouement elle se disait que finalement feindre de chuter pour mieux observer la marchandise serait manœuvre à refaire, il allait d’ailleurs falloir penser la prochaine fois à allier le palper à la vue.

« Et sinon d’où venez-vous? Je ne suis certes pas originaire de ces terres, mais je les arpente depuis maintenant un certain temps et je ne crois pas avoir pu entendre votre parler nulle part ailleurs.. De l’ouest peut-être ? Vers Tuléa et les villages avoisinants ? »

Empruntant un coutelas sur la table d’à côté sans avoir demandé la permission aux propriétaires qui de toute façon étaient accoutumés aux manières de la druide, elle entreprit de découper la charcuterie après en avoir retiré discrètement la poussière. Il était étonnant qu’il est réchappé aux pourtant méticuleuses séances de ménages de l’aubergiste. Savourant sa chance, elle glissa une tranche de saucisson dans sa bouche tandis qu’elle en poussait d’autres à l’attention de son partenaire de tablée. Elle avait rétabli le dialogue pensait-elle en éclipsant volontairement la proposition grivoise de celui-ci, là voilà qui était sauvée.

« Dites moi vous êtes certain que votre ami ne veut pas se joindre à nous, j’ai cru surprendre quelques regards intéressés.. »

La femme assise en compagnie de Cebek gigotait sur sa chaise tout en s'étirant le cou afin d'aperçevoir Thanasius. Il n'avait guère été oublié en conclua-t-il, fixant avec une certaine difficulté le plat devant lui en bougeant de temps en temps sa cuillère pour feindre qu'il était réellement intéressé par son plat. Mais le seul fait de s'empêcher de regarder autour lui demandait toute son attention et finalement, d'un faux mouvement, il renversa le contenu son potage sur ses pantalons.

'Ooooh! C'est chaud!' s'exclama-t-il en se levant d'un bond en essayant vainement de faire cesser la douleur en soulevant son pantalon pour empêcher tout contact avec la peau. Une idée lui traversa l'esprit, une idée qui lui faisait bien plus peur que le simple fait de se brûler, et il fît volte-face vers la table où était attablé Cebek et la jeune femme. Il ne vît que Cebek... étrange. Puis soudainement il la vît ressortir de sous la table en brandissant un saucisson dans tous les sens. Il fût pétrifié par la scène; comment pouvaient-ils s'adonner à de telles pratiques en public?! C'en était trop, il devait y mettre un terme s'ils voulaient avoir la chance de rester plus longtemps dans cette auberge.

Puis il repensa à ce qu'un sage homme lui avait déjà dit: 'Quand les choses tournent mal, c'est le plus brillant qui doit prendre la relève!'. Qui lui avait dit ça déjà? N'était-ce pas son père? Il fronça les sourcils comme si cela pouvait l'aider à se souvenir. Il ne se rappellait plus de son père, mais cela ne l'empêchait pas d'en parler pour autant. Bien sûr que non! C'est lui même qui se l'était dit devant un mirroir. Si ça venait de lui, cela devait être une bonne idée, pourquoi ne pas la suivre?

Pendant ce temps, Cebek voyait ses rêves s'évanouir sous le niveau de la table. Il aurait dû porter de l'aide à la jeune femme, mais sa déception le figea sur place. Il fixait droit devant lui, d'un air déçu, se demandant dans quel bourbier il s'était fichu encore. Elle ressurgît de sous la table assez rapidement, un saucisson à la main. Lorsqu'elle lui dit que cela les ferait sans doute patienter en attendant, il ne pût retenir un sourire s'imaginant... des choses. Mais bon, s'imaginer ce qui aurait pu arriver serait sans doute la seule chose qu'il puisse faire cette nuit là, puisqu'elle continua en ronchonnant à propos du service. La seule chose à faire était de ne rien dire et ce serait sans doute considéré comme une approbation. Le pire serait évité.

Bah non apparamment, elle continuait avec ses fichues questions. Loin d'être ennuyeuses, elles eurent comme effet de faire paniquer Cebek. Il assurait pour flirter, mais s'il fallait paraître intelligent ou répondre à des questions il restait sans voix. C'était le boulot de Thanasius après tout! Il ne savait pas comment mentir et dire la vérité ce n'était que pour les faibles. Il bougea sa main savamment dissimulée derrière lui afin de signaler à Thanasius qu'il avait grandement besoin d'aide. Personne. La femme le prendrait pour un idiot s'il restait silencieux encore longtemps. Il regarda du coin de l'oeil, non sans devoir tourner légèrement les épaules, afin de retrouver son ami, la sueur perlant de son front et sa respiration se faisant plus bruyante. Personne.

'Ouessé qu'il est s'maudit là!' lâcha-t-il entre ses dents.

Thanasius bondît devant Cebek à l'instant même. Il devait trouver un moyen d'apaiser la Bête et il avait convenu qu'il pourrait y parvenir en discutant avec lui.

'Heu... Ceb... Nah, pas comme ça. Écoute... heu... je... comment je pourrais... Ce n'est pas bien?' balbitua-t-il à Cebek, qui le regardait les sourcils froncés ne comprennant rien de ce que Thanasius essayait de lui dire. Il l'appellait pour qu'il lui parle à elle, pas à lui! Le visage de Thanasius s'éclaira soudainement, la bouche à demi ouverte son index pointé vers le toit. Cebek poussa un léger soupir de soulagement, devinant que son ami avait trouvé au moment même LA solution qui les sortirait de ce mauvais pas.

D'une main adroite Thanasius saisit une bouteille de vin sur la table derrière lui et assena un violent coup à l'aide de celle-ci dans le visage de son compagnon qui tomba en bas de sa chaise sur le coup. Thanasius prît place à la chaise maintenant vacante en souriant à Grumpy. Cebek grouilla au sol en gémissant alors que Thanasius le frappait à nouveau avec la bouteille un puissant coup derrière la tête. Cebek s'écroula, immobile, au sol.

'Nous l'avons échappé bel mon vieux' pensa-t-il en donnant un petit coup de pied sur les bottes de son ami. Il souria à nouveau à Grumpy qui devait sans doute attendre des explications de sa part.

'Oh, ne vous en faites pas pour ça ma chère dame, c'est une vieille coutume chez nous. C'est pour se souhaiter une bonne nuit de repos voyez-vous!' lança-t-il à tout hasard, accompagné d'un petit rire mondain. 'Étrangement, il s'est affalé d'un seul coup! Normallement il ne réagit pas ainsi, il est capable d'en prendre ce bon vieux Cebek! Il devait être fatigué et de la manière qu'il agissait avant votre arrivée, je dirais qu'il avait trop bu également. Donc, si vous voulez bien, je pourrai répondre à toutes vos questions relatives à notre passé, nos buts et les raisons de notre présence ici. C'est moi qui est délégué pour ces choses en quelque sorte.' continua-t-il, en tappotant des doigts sur la table. Lorsqu'il eût terminé. il fît un très grand sourire à Grumpy pour cacher sa nervosité.

Elle devait sans doute avoir cru ce qu'il racontait. Elle ne pouvait certainement pas être aussi brillante que lui quand même!

Et de deux de plus, voyant que l’étranger n’avait pas l’intention de manger ce que la druide lui avait généreusement donné, elle reprit les fruits de la dite générosité et les engloutit : et de cinq ! Le gaillard avait visiblement quelque chose à se reprocher car il suait désormais comme un porc « Il me fait la totale le bougre ! » , la sueur abondante allait en effet de pair avec les bourrelets et l’allure du bonhomme. Même l’existence de belles manières semblait n’avoir été qu’un songe au vue de ce qu’il marmonna dans sa barbe. Le bougre qui se tenait devant elle cherchait visiblement à cacher désespérément quelques informations, de nombreuses gouttelettes perlaient de son front pour venir se ranger au garde à vous le long de ses sourcils broussailleux. Un assassin? Diable oui, alors peut-être faudrait-il penser à revoir sérieusement la possibilité d’entretenir un échange un peu plus poussé avec l’étranger ! Un fort riche bourgeois? « A nous les piécettes ma Grump’ ! » Un espion de Zelandra ? « A mort ! » s’écria-t-elle intérieurement en pointant son couteau en direction de l’inconnu. Un simplet?.. Alors que ce cruel constat venait de s’imposer de lui-même à la druide, l’archer fit interruption à la table.

Les deux hommes visiblement avaient commencé à entamer ce qui semblait être un de leurs échanges courant, à chemin entre le dialogue et l’échange de signaux bestiaux. Voilà qui expliquait pourquoi le petit gros ne parlait que peu, il était tout simplement benêt.. Se frappant le front du plat de la main, la druide secoua la tête face à ce cruel désenchantement, voilà que le jouet était dénué de toute intelligence. A quoi allait-elle bien jouer maintenant hin?! Tout cela c’était à cause de ce foutu aubergiste, où était-il d’ailleurs ! A recueillir toutes les bestioles qui passent forcément que la population en est augmentée numériquement parlant mais amoindrie mentalement.

Secouant négativement la tête, elle continuait de fixer les deux hommes quand l’un des deux protagonistes frappé en pleine nuque s’écroula de sa chaise. Ouvrant des yeux larges comme des culs de bouteilles elle demanda tacitement une explication à l’archer qui tenait toujours l’arme en main et qui se contenta de sourire en débitant quelques paroles qui sans doute se voulaient bon enfant. « Bon enfant mes fesses ! », il venait de manquer de tuer son compagnon tout de même ! La druide l’avait échappé belle, si de là où il venait, l’expression de affection prenait la forme de telle violence, mieux valait éviter de faire couche commune avec l’un de ces zouaves. Il y avait de bien meilleure façon de se procurer plaisir que de se recevoir des coups de pinard par la tronche. Mais reprenons..

« Je vois.. » On la prenait vraiment pour la copie conforme du petit gros au féminin. Ces deux là n’étaient décidément pas nets du tout, agir, faire quelque chose. Prévenir les autres résidents de la situation qui n’était autre que bien louche.


« Ici on n’a quelque rituel de bien par chez nous, écoutez donc avant de me narrer à votre tour ceux qui sont vôtres.. »

Se mettant debout, elle se plaça au centre de la pièce, enjambant la carcasse du second étranger lui à son tour s’était évanoui, et après s’être raclée la gorge bruyamment entama de discourir .

« Le loup-loup-loup est parmi nous-nous-nous »
« Minou-nou-nou il deviendra faisons donc lui boire tout son saoul-saoul-saoul »

« Qu’on en finisse, mes oreilles implorent asile » Seuls quelques visages s’étaient retournés, intrigués par la soudaine agitation. La druide forcit sa voix.

« Bougez vous sal’gueux-eux-eux ou je vous couperai en deux-deux-deux »
« Attrapez-moi le-le le qu’on lui fasse dire ce qu’il nous veut-veut-veut »

Trois ou quatre regards allaient désormais de la druide à l’archer qui était resté attablé et qui semblait s’amuser de la chansonnette.

« L’pinard-ard-ard coulera si vous m’choppez le vilain canard-ard-ard »
« Faisons le tricard-ard-ard bande de couard-ard-ard »

La mine perplexe, deux gaillards avaient rejoint la druide et le trio bras dessus bras dessous s’avançait désormais vers l’étranger tandis qu’ils reprenaient tous trois en cœur la chanson. D’autres les avaient rejoints si bien que la table des deux étrangers était désormais cernée, l’archer allait devoir s’expliquer.

« Nous serions tous enchantés, n’est-ce pas les gars, que vous nous comptiez d’où vous venez ainsi, et quel est le motif de votre visite? Ne craignez pas la déshydratation voilà le bon Billy qui nous ramène de quoi tous nous rafraîchir. Alors ? »

La jeune femme semblait déçue de voir Cebek la quitter aussi rapidement, mais il était hors de question que celui-ci ne les précipite dans un gouffre duquel ils ne pourraient refaire surface. Le coup sur la poire avait semblé fonctionner et son excuse, comme quoi il s'agissait là d'une vieille coutume, avait été acceuillie positivement par Grumpy. Même qu'elle semblait y croire fermement pensa Thanasius, affichant un grand sourire à cette pensée. Elle entama alors une chanson à laquelle quelques personnes joignirent, disant à Thanasius qu'il s'agissait là d'une de leur coutume. Une coutume du pays, ou bien une de celle que l'on retrouve dans les tavernes que seuls les habitués peuvent connaître?

Thanasius se joignit à la fête, répétant les paroles à voix basse juste après que celles-ci aient été prononcées par Grumpy, frappant dans ses mains au rythme de la chanson (enfin, du mieux qu'il le pouvait, ce qui se situait entre la médiocrité et l'absence totale du sens du rythme) et se dandinant sur son siège. Il s'amusait bien avec ces nouveaux amis, plusieurs ayant joints leurs voix à la chanson et se rassemblant autour de la table de Thanasius. Lorsqu'elle eût terminée, Grumpy lui demanda, par une évidente politesse et curiosité, d'où ils venaient et les motifs de leur visite. Elle mentionna par le fait même qu'ils ne manqueraient pas d'alcool à leur table. Chouette! Ils fêtaient l'arrivée de Thanasius et Cebek, dommage que ce dernier n'était pas conscient!

Bien qu'il était toujours aussi naif, Thanasius savait très bien que tout cela augurait mal pour eux. Il eût un moment où il s'arrêta net, cessant de penser à quoi que ce soit et de bouger. Cela ne dura qu'une seconde. C'est pendant ces moments que le maître manipulateur prenait le dessus. Ils avaient suffisamment joué pour l'instant, il s'agissait maintenant de se montrer des plus brillant afin de se sortir de cette impasse; ce qui n'était pas pour déplaire à son égo puisqu'il savait très bien qu'il réussirait cette épreuve. Tout cela n'était qu'un jeu pour lui. 'On y va!' pensa-t-il.

Gagner du temps.

'Vous me voyez très heureux de vous voir me porter un tel intérêt mes chers amis! En guise de remerciements je vous raconterai tout tout tout tout TOUT! ce que vous voulez savoir. Mais je vous demanderais en échange de vous asseoir avec moi puisque mon cou me fait terriblement mal lorsque je dois regarder en hauteur, il serait donc plus approprié que nous soyons au même niveau, attablés avec nos cervoises! Parce que je ne suis pas du genre d'homme à boire seul, vous devrez donc m'accompagner! Ah ah!' lâcha-t-il afin de prendre le temps de songer un peu à la suite.

Prochaine étape; choix du rôle.

'Alors mes bons amis...' commença-t-il en jaugeant ceux qui l'entouraient. Quel genre de personne se fondrait avec aisance auprès de ces personnes? Pas un bourgeois, pas un noble, pas le divin... ils n'étaient pas prêts pour cette vérité. De vulgaires bouffons? Trop déshonorant. D'excentriques visiteurs venus d'une lointaine contrée? Ah oui, mais si l'un d'entre-eux avait voyagé il pourrait sans doute déceler une faille. Ooh oui, trouvé!

'Vous voudrez sans doute que je commence par vous raconter d'où je viens...' dit Thanasius, prenant un air soudainement sombre, les yeux baissés vers le sol comme s'il repensait à un douleureux passé. De sa main droite, il vînt passer son pouce et son index sur ses yeux en ramenant ses doigts pour pincer le haut de son nez, comme s'il cherchait à apaiser ses souvenirs qui se concentraient douloureusement à ce même endroit.

'Le problème est que nous ne pouvons pas vous dire d'où nous venons réellement, puisque nous l'ignorons. Nous avons quelques images qui nous reviennent de temps en temps, jusqu'ici nous croyons que nous sommes issus de familles fortunés. On se serait débarrassé de nous en bas âge, certainement avant notre cinquième printemps. Nous ne connaissons pas les raisons et nous ne les connaîtrons sans doute jamais. Nous croyons toutefois que ces petits bourgeois de mes deux sont tombés dans la déchéance et qu'ils n'eurent pas le choix de se défaire de leurs domestiques et leurs propres enfants, n'ayant plus la possibilité de s'occuper de nous soit par manque d'argent... ou parce qu'ils attendaient une mort certaine...'

Troisième étape; prouver que l'histoire est cohérente même sous l'effet de l'alcool.

'Si j'ai bien compris, vous souhaitez que je consomme un peu, sinon beaucoup de cet alcool. Si vous le voulez bien, je vais boire sur le champs puisque si je continue mon histoire je n'aurai plus aucune envie de trinquer.' dit-il en saisissant une cervoise et en avalant le contenu d'une traite. Il frotta ses doigts de la main gauche sur le dessous de la table subtilement, afin d'en amasser les saletés. Il usa de ces mêmes doigts pour se frotter les yeux exactement comme il l'avait fait un peu plus tôt, mais cette fois ses doigts touchèrent ses globes oculaires. Le résultat ne se fît pas attendre; des larmes apparurent dans ses yeux maintenant rouges. Il leva un peu la tête et regarda la petite assemblée, pour s'assurer que tous puissent voir comment ses souvenirs pouvaient être douloureux. Il s'essuya les yeux du revers de sa manche et s'envoya trois cervoises dans le gosier dans le temps de le dire. Il afficha une expression de dégoût prononcé alors qu'il buvait l'infecte concoction. La tête lui tourna légèrement et il dû poser ses mains sur la table afin de se retenir sur sa chaise. Il secoua la tête de droite à gauche avec énergie pour voir un peu plus clairement, puisque sa vision s'était embrouillée momentanément.

'Si cela ne vous importune pas trop, j'aimerais bien continuer en sirotant une coupe de vin, que je paierai de ma poche bien évidemment. Bien que je n'ai aucune envie de continuer à boire de l'alcool, je crois qu'il s'agit là du but de l'exercice, je vous évite donc la demande superflue de bien vouloir me servir un grand verre d'eau.' dit-il juste avant de laisser filer une petite éructation dont l'odeur était drôlement familière aux cervoises qu'il venait de boire. 'Heureusement pour vous, même sous l'effet de l'alcool je peux m'exprimer clairement, je ne croyais pas que cela allait me servir un jour je dois vous l'avouer! Ah ah ah!' dit-il en riant, puis il cessa de rire, l'air sombre à nouveau et il posa le regard sur les gens autour de lui puis sur les verres entassés devant lui.

'Bon, je continue. Vous vous demanderez, et avec raison, comment je peux savoir pour nos parents. J'y reviendrai, ne vous inquiétez pas, mais je dois continuer dans l'ordre chronologique pour une plus grande clarté si vous me permettez. Nous nous sommes retrouvés dans une troupe de gitans, avec qui nous avons voyagé énormément. Il y a tellement de lieux que nous avons pu voir que nous ne pouvons vous dire lesquels nous avons visité exactement. Et avec raison! J'étais malade au plus haut point, alité en permanence dans un chariot où mon bon ami Thôrieux que voici veillait sur moi.'dit-il en pointant Cebek au sol. Il souria en regardant son ami, comme s'il se remémorait tous ces moments passés ensemble où ils veillaient l'un sur l'autre. 'Lorsque je me suis porté mieux, quelques saisons plus tard, nous avons tenté de fuir afin de retrouver nos parents respectifs. Nous étions jeunes et sans expérience, vous aurez compris que les gamins que nous étions n'ont pas pu aller bien loin. Les gitans nous ont retrouvés et ramenés à la caravane. Les choses se sont gâtées par la suite. Nous avons appris qu'ils nous avaient acheté... Ils nous ont battus et enchaînés pour que l'on ne tente plus de fuir et vous pouvez être certains que nous n'avons pas tenté le coup à nouveau. Chaque ville ou village qu'ils visitaient, ils nous envoyaient tels des chiens à la chasse, afin de dépouiller l'audience et les maisons dont les occupants, bien trop occupés à regarder la femme à barbe et quelques tours de prestidigitation, avaient laissés sans surveillance. De vulgaires voleurs, voilà ce que nous étions. Nous n'étions même plus libre de penser par nous mêmes, nos personnes s'étaient effacées, ne laissant que des carcasses bien vivante faire leur basse besogne. Nous n'étions rien de plus que des cadavres ambulants. Une sacrée belle jeunesse je vous le dis!'

Thanasius frappa la table de son poing, comme s'il était en colère contre lui-même et ses anciens tortionnaires.

Quatrième étape; comment ils ont pu s'en sortir?

'Un jour, nos âmes retrouvèrent nos corps. Un terrible jour je vous le dis. C'était un matin d'automne, nous arrivions à une petite maison dans les montagnes que nous traversions afin de nous rendre à une ville où les affaires seraient bonnes. Nous ignorons quel âge nous avions à ce moment là, comme aujourd'hui j'en ai bien peur. L'homme qui y habitait prenait soin de ses douzes enfants, sa femme étant morte l'hivers d'avant en donnant naissance au dernier bambin. Tout un père... Notre chef lui parla longuement, ils concluaient une affaire. Vous imaginez bien qu'est-ce qu'ils préparaient. L'homme vendait ses neuf derniers enfants, seulement les trois aînés étaient suffisamment grands pour se débrouiller seuls sans nécessiter la constante présence de leur père. Il se débarassait d'eux pour pouvoir retourner travailler et gagner suffisamment pour subvenir à ses besoins et à ceux de ces trois aînés. Bien sûr, il devait crouler sous les dettes puisqu'un seul enfant rapportait tout de même une belle somme. Leur chef devait avoir négocié un bon prix aussi, puisqu'il devrait attendre quelques années avant que certains puissent commencer à rapporter. C'est lorsque nous avons vu les neufs enfants que nous avons été foudroyés. La même chose nous était arrivée...'

Thanasius ferma les yeux, essayant de se soustraire à la douleur encore vive des événements du passé.

'Cette nuit là, moi et Thôrieux nous sommes simplement regardés. Nous savions dès lors ce que nous allions faire. Il avait subtilisé une hache qui était sur un chariot pour dégager les chemins quand des arbres obstruaient la route et m'avait déniché un arc que les chasseurs utilisaient pour nous trouver du gibier à manger. Nous nous sommes rapprochés en silence de la charette où tous les enfants étaient entassés comme de vulgaires animaux. Tout le monde dormait à cette heure là. Nous avons attelés deux chevaux à la charrette le plus discrètement possible et alors que je parlais aux enfants afin de les rassurer, Thôrieux prenait les rênes afin de nous sortir de là. Bien entendu, certains furent réveillés par le vacarme. Nous n'avions pas d'autres choix puisque tous ces enfants n'avaient aucune chance en marchant. Alors que je décochais des flèches sur nos poursuivants, le chasseur le plus compétent eût l'idée de tirer une flèche sur un des chevaux. Et il réussît son pari... Il le blessa, mais cela était suffisant pour le rendre complètement fou. Je me rappelle... la charrette allait si vite dans ce chemin de terre étroit, elle qui semblait vouloir voler en éclat au moindre stress. Puis une roue brisa contre un rocher surgissant sur le côté droit de la route et... enfin... c'est vraiment trop atroce de se souvenir de ça. J'ai été éjecté à l'impact de notre véhicule contre un arbre, tout comme Thôrieux. La charrette continua sa course effrenée vers une pente accidentée, du côté opposé de la route. Les chevaux quant à eux s'étaient libérés et continuaient sur le chemin, fuyant au galop le danger présent. La charrette termina son chemin tout en bas, après avoir tournée sur elle-même, sa charpente se déterriorant un peu plus à chaque fois qu'elle heurtait un rocher ou un arbre. Il ne s'agissait plus que de quelques planches au final. Les enfants...'

Thanasius leva la tête pour regarder au-dessus de lui, les traits de son visage endoloris par l'horreur qu'il avait vécu. Il sanglotait silencieusement, les larmes perlant le long de ses joues pour ensuite disparaître sous son col rouge et blanc.

'Il y avait trois enfants qui avaient été éjectés en même temps que nous. L'un s'était brisé la nuque à l'impact, l'autre était blessé au bras et le plus jeune, qui ne devait avoir que 3 saisons maximum, était miraculeusement tombé dans les bras de Thôrieux. Nous nous sommes relevés et avons courus, Thôrieux avait le jeune bambin dans les bras. Je me retournais de temps à autres pour décocher des flèches en direction de nos assaillants, en tuant quelques-uns. Une flèche m'atteignit à la jambe, j'en ai toujours la cicatrice vous pourrez le constater si vous le souhaitez, m'entraînant dans une chute interminable dans la même pente où les autres enfants avaient connus une mort certaine. Le jeune gamin, celui blessé au bras, tenta de me suivre j'ai l'impression. Je l'ai aperçu en haut sautant dans la vide, seule issue possible, pour voir un bras s'en saisir. Il avait trop hésité et ses bourreaux l'avaient attrapé de justesse. J'ai alors tourné le regard vers Thôrieux, qui trop court sur patte pour distancer ses adversaires avait dû leur faire face et livrer une farouche bataille pour sauver la vie du bambin. Il se battait, une hache d'une main et l'enfant de l'autre, comme un fauve essayant de sauver ses propres enfants. Une de ces pourritures surgît dans le dos de Thôrieux afin de le pourfendre. Mon bon ami... mon pauvre ami... pauvre de lui... eût comme réflexe de se retourner pour faire face à ce traître. Son adversaire s'élança... je le vois encore, comme si cela s'était produit hier... et il fît mouche. Son épée taillada Thôrieux, en... coupant... bon sang!... en coupant... la tête du pauvre enfant...'

Thanasius fondît en larmes, ses pleurs loin d'être silencieux maintenant. Après quelques instants, il reprît le dessus et continua.

'Il tomba également, dans la même pente. Lorsque sa chute se termina, il tenait toujours le corps de l'enfant serré contre lui et il hurlait, non pas pour sa blessure physique, mais sa blessure psychique. Il a toujours cette plaie béante, qui ne sera jamais cicatrisée, celle qui a été laissée par ce petit bébé au plus profond de son âme. Je vous prierais de ne pas parler de cela avec lui, ce sont des événements qui doivent être oubliés... J'ai essayé de me relever pour qu'il reprenne ses esprits, mais ma jambe me faisait horriblement mal et je suis tombé au sol, paralysé. J'ai crié, que dis-je, hurlé son nom! Croyez-le ou non, malgré le mal qu'il pouvait ressentir en son âme et son corps ensanglanté, il s'est relevé à mon appel. Nos bourreaux descendaient la pente tranquillement pour éviter de se blesser, mais ils arrivaient bien assez tôt. C'est comme si mon ami effaçait tout de son esprit pour avoir de meilleures chances de survie. Il savait que s'il ne faisait pas tout de par lui-même, nous serions perdu. Il m'a sauvé... Il m'a relevé et m'a aidé à marcher. Nous nous sommes cachés dans une grotte et par miracle ils ne nous ont pas retrouvé. Pendant plusieurs jours nous n'avons pas parlé, nous sentions que nous étions encore trop en danger. Et par la suite, il n'y a que moi qui s'est remis à parler. Il ne parle presque plus, sauf quand cela est indispensable. Ça c'est produit il y a quelques années. Nous avons errés dans la forêt pendant un bon moment, puis nous avons reconnus certains établissements à Nedmor. Nous croyons que nos parents étaient du coin. Si vous voulez savoir ce que nous faisons ici, c'est que nous sommes là pour servir Galoregor. En ralliant le peuple à lui, des escrocs comme ces gitans qui nous ont volés notre jeunesse et notre liberté ne pourront plus profiter du chaos pour faire leurs bassesses. C'est pourquoi nous sommes accoutrés de la sorte, il s'agît du linge que nous portions alors. Ainsi, nous n'oublions pas ce qui est arrivé et ferons en sorte que cela n'arrive plus. Et pourquoi cette auberge? Nous voulons être tranquille et ici ces gitans ne nous retrouveront pas. Et si jamais vous vous demandiez pourquoi je suis si déconnecté de la réalité, c'est peut-être parce que j'ai un vif intérêt d'éviter celle-ci, je suis sûr que maintenant vous pourrez comprendre.'

Thanasius prît la coupe de vin que l'on lui avait finalement apporté. Il leva son verre pour trinquer.

'À cette magnifique journée que vous m'avez forcé à gâcher, BUVONS!' cria-t-il d'un ton amer, vidant le contenu de sa coupe.

'Excellant. Là, t'assures mon grand. Bien orchestré, une superbe improvisation comme toujours. On pourra enfin continuer nos petites besognes. Cette-fois, il n'y en a aucun doute, tu lui as cloué le bec à cette petite!' se félicita-t-il silencieusement, le visage impassible.

Il parlait, elle écoutait, ils écoutaient tous. Et.. Elle priait.. Elle priait pour que tout ceci soit vrai, il fallait que ce le soit. Si quelqu’un lui avait demandé pourquoi elle aurait répondu qu’il le fallait tout simplement et bonnement, il n’y avait aucune autre alternative. Les choses qu’ils crachaient se devaient d’être justes, d’être fondées il ne pouvait pas mentir, « Pas sur ces choses là en tout cas » . Non c’était impossible. Il ne pouvait mentir, pas à elle, elle ne le supporterait pas.

Elle l’écoutait débiner ce qu’il avait à dire, absorber ses paroles comme la terre fait de la pluie lors des matinées printanières, débiner ce qui avait été sa vie, débiner le récit de chacun de ses printemps. Et naïvement elle les comparait aux siens, le mal était fait, elle l’avait pris en pitié volontairement ou involontairement elle n’aurait su le dire, n’aurait voulu le dire. Son cœur s’attendrissait depuis un moment maintenant, il fallait qu’Il revienne, enfin non.. Qu’Elle revienne, que le sang coule et que son cœur s’en abreuve jusqu’à plus soif, jusqu’à ne plus absorber aucune autre émotion qui viendrait à se balader malicieusement dans les environs. Elle l’aimait pour ce qu’il disait, consciente qu’elle avait trouvé là un frère de douleur, mais encore fallait-il qu’il ne soit pas à la fois un frère de fourberie également. Elle percevait enfin ce que pouvait être l’indécision pour un humain, ce sentiment de tiraillement entre croire et vouloir croire. Ca oui elle voulait le croire, elle se le répétait silencieusement serrant sa choppe de son regard terne, il ne pouvait lui mentir, pas à elle. « Pas à elle, pas à moi. » Mais comment lui faire comprendre, à lui, qu’il ne pouvait que dire vrai. L’obliger ? Elle et ses petits bras n’en avaient objectivement pas les moyens, quant à son essai vain pour l’intimider ce n’était qu’un échec de plus. Il n’y avait rien à faire si ce n’était attendre, attendre qu’il se rende compte qu’à elle il ne pouvait mentir. Il ne pouvait continuer à se fourvoyer, à eux qu’il mente oui, mais pas à elle. « Pas à elle, pas à moi. »

Elle attendait. Il se jouait d’elle c’était une évidence mais pourtant ses pleurs étaient réels. Il pleurait. Il disait vrai. Il ne pouvait que dire vrai. « Souries et tends ta main vers lui, aide le comme toi on ne t’a jamais aidé. » Sa main avait délaissée sa choppe, comme quelques instants plus tôt, pour s’approcher du visage de l’étranger , avec une de ces forces hypnotiques qui vous guide inexorablement vers l’être tant désiré.. « Tue le. » Sa main s’était faite poing, ses phalanges s’étaient blanchies, il ne manquait plus que Lui, enfin non Elle. Qu’elle vienne et que ça en finisse une bonne fois pour toute. Mais s’il disait la vérité? Ses muscles s’étaient déjà détendus, comme visiblement à l’affût de la moindre opportunité de trahir la jeune femme, l’abattement l’avait gagnée. Cette lutte intestine semblait comme durer des années où chaque hésitation n’était qu’une infime respiration à la vie.

Que faire ? Que dire? Pourquoi les mots de cet étranger lui tenaient-ils tant à cœur ? Etaient-ils seulement maux au moins? Qu’en avait-elle cure de ces hommes, de cet homme, de lui et de son histoire à trois piécettes? Qu’il mente ou qu’il dise vrai qu’importait au fond. Alors qu’elle pensait les laisser tous là, affairés à leur occupation tant masculine, la conclusion de l’étranger la cloua sur son tabouret.

'À cette magnifique journée que vous m'avez forcé à gâcher, BUVONS!'

C’en était trop, il se payait tous leurs têtes. Où était Kleber, où était Valérias qu’ils en n’en fassent qu’une bouchée et qu’ils l’empaillent pour le suspendre lui aussi en haut de la cheminée ! Se retrouver face à des individus aussi fourbes qu’elle la mettait considérablement en difficulté. Par le passé les seuls qui l’avaient à ce point malmenée elle les avait tout bonnement rejoint, jugeant préférable de les avoir de son côté plutôt que dans le camp adverse. Mais au juste, de quel cause celui là était-il le serviteur ? Elle secouait sa choppe s’évertuant à éclairer la situation dans laquelle elle s’était fourrée bien malencontreusement, gardant le silence comme tous ceux attablés.

Il ne pouvait lui mentir, pas à elle. « Pas à elle, pas à moi. », « Liane ! » La druide faisait fausse route et elle en était pleinement consciente, l’aquamancienne se contenterait de lui rétorquer que tout ses vagabondages d’esprit n’étaient que le fruit de l’ignorance de l’étranger face aux propositions tacites et intéressées de la jeune femme. Ce en quoi elle n’aurait pas eu tort d‘ailleurs, « Mais si ! » « Mais non.. »

Sourire tout bêtement, sourire. Se taire et sourire. Baisser sa garde et mourir, elle avait de toute façon perdu.


« Vous comptez rester cette nuit? Je ne doute pas que la soirée sera bien plus animée, cela vous permettrait peut-être, qui sait, de vous remémorer quelques souvenirs joyeux au chant de quelques troubadours. Il parait que l‘aubergiste attend du monde pour ce soir. Ne répétez pas que je vous l‘ai dit j‘aurai des ennuis ! »

Changer de sujet, s’avouer vaincue. Veiller tout en s’éloignant. Se faire son ombre, si proche et pourtant insaisissable. Le cajoler, lui lancer un compliment naïf.

« Je suis désormais une habituée des lieux, si je peux vous être utile en quoique ce soit n’hésitez pas. »

Le loup est dans la bergerie, mais non loin le renard se veut veiller au grain.

Cette femme était bien trop brillante, elle aurait pu faire tout foirer. Heureusement Thanasius avait vaincu à nouveau, rien d'étonnant. On le laissait maintenant tranquille, eux qui le croyaient maintenant incapable du moindre mal... incapable du moindre petit mensonge. 'Qu'est-ce que c'était facile!' pensa-t-il, s'applaudissant avec entrain mentalement. Il rougît face à tant d'admiration comme un gamin que l'on complimente sur ses exploits de dessinateurs.

Alors que la foule se dispersait, Thanasius donna deux petits coups de pieds discrètement sur le pied de son compagnon immobile, gîsant au sol. Notez bien ce mot; immobile. Celui-ci devrait compter une trentaine de secondes avant de gémir et de se relever avec difficulté.

Voilà que la femme lui demandait s'ils comptaient rester pour la nuit. 'Si seulement vous saviez, vous auriez demandé pour combien d'années!' songea-t-il. Il gardait son regard grave malgré le principal danger écarté, il restait après tout cette femme qui aurait pu déceler une erreur dans son récit ou ses gestes. Puis il secoua doucement de la tête comme s'il cherchait à chasser ses si douloureux souvenirs de son esprit. Il répondît de façon seraine, une sérénité bâtie sur la mélancolie.

'Eh bien, il est certain que nous serons présents pour cette nuit. En fait, nous comptions rester plus longtemps tout de même. J'ignore si j'ai vraiment envie d'assister à des divertissements de la sorte, enfin... cette nuit tout du moins. S'il y a trop de mouvement je sortirai peut-être pour marcher tranquillement dans la forêt. Ça fait du bien de se retrouver seul avec soi-même de temps en temps.'

Cebek commença à geindre au sol, puis il se releva lentement avec l'aide de Thanasius qui s'était précipité pour l'aider. Une fois complètement sur ses pieds, Thanasius le serrait fort dans ses bras, lui disant qu'il s'était inquiété pour lui puisque normallement il ne tombait jamais ainsi. Puis lorsque Cebek lui demanda ce qui était arrivé, Thanasius lui souria et lui raconta qu'il s'était expliqué longuement avec la femme, elle qui était si charmante selon ses dires.

Thanasius se retourna vers elle et la regarda à nouveau. Elle en avait suffisamment entendu coyait-il, il ne servait à rien d'en rajouter à nouveau. Cela serait trop risqué pour rien. Clore la discussion, manger et filer droit au lit.

'J'espère que vous ne m'en voudrez pas, mais ce soir je serai de mauvaise compagnie. Je ne vous inviterai donc pas à marcher en ma compagnie. Nous pourrions prendre un peu d'air pur une autre fois si vous le souhaitez bien entendu.' dit Thanasius à la jeune femme. Discussion close, sans laisser douter la proie qu'il s'agit d'une esquive.

Manger maintenant. Manger? Zut... comment clore une discussion et manger en face d'elle sans qu'elle ne vous remarque. Rhoooo... il allait devoir reprendre la discussion. Il indiqua une chaise à Grumpy afin de l'inviter à se rasseoir.

'Parcontre, je crois me rappeller que vous aviez faim et nous sommes justement ici pour cela. De toute manière, l'aubergiste ne nous a toujours pas remis de clé pour notre chambre, donc nous sommes coinçés ici-même. Si vous nous accompagniez pour manger cela nous ferait grandement plaisir. Qu'en dites-vous ma chère Dame?'