Kleber était bien venu me chercher. Il correspondait parfaitement au portrait que je m’en étais fait. La cinquantaine, dégarni, une barbe naissante et un incroyable charisme. Pour être tout à fait complète, il correspondait aussi parfaitement au portrait que m’avait dressé Cyphile : calme et austère. Il m’en avait donné, d’ailleurs, la parfaite illustration avec une présentation dénuée de toute fantaisie. Le contraste avec l’autre rasée était frappant. Une présentation du genre :

« Ah, c’est vous la p’tite dame qui êtes paumé. 45 kg pour 1,70m… Je vois bien le genre ! Un arrêt toutes les 10min, motifs : fatigue, ampoule, pipi… Une chieuse ! Je vous calcule à 100m. S’pas possible ça. Jamais un globe-trotter à escorter. QUE des chieuses. Bon allez foutez vos chausses, y’a d’la route. »

Evidemment, en bonne sanguine, ma réponse avait fusé, remportant pas mal de suffrage. Cependant, pas suffisamment pour prendre le dessus sur ce baroudeur bourru.

« A un moment vous dites ‘Bonjour ‘ et vous attendez que je vous réponde ou bien ? »

« Et voila. Annoncé ! »

Il m’avait cloué. Je prenais mon baluchon, enfilais mes souliers, et commençais à suivre le rythme de marche soutenu qu’il m’imposait. Tout en me protégeant le visage des ronces qui barraient le sentier, j’observais mon guide et notais la facilité avec laquelle il avançait, prenant appui sur un rocher à droite, une racine à gauche, un coup de serpe pour ouvrir le passage, et j’en profitais pour tenter de lancer une conversation.

« Vous avez l’air de connaître cet endroit comme votre poche »

« … »

« Vous habitez par ici ? »

« … »

« Dites, si je vous gonfle, dites le ! »

« … »

« Avec une compagnie comme la votre, on a quand même vraiment envie que la route dure le moins de temps possible… »

« Et pourquoi croyez-vous que je marche si vite ? »

« Ah enfin ! Je croyais que vous ne m’entendiez pas ! »

« C'est-à-dire que la conversation que vous me proposez ne m’intéresse pas, et je pense qu’elle ne vous intéresse pas non plus. Donc, bah, je garde ma salive, j’évite de parler pour rien et j’avance. Vous devriez faire pareil. Si nous arrivons sur notre lieu de bivouac de ce soir pas trop tard, on pourra chasser et manger plus copieusement. »

Il devait avoir raison. Je suivais son conseil et reprenais ma marche en silence. Je repensais à son baratin du matin et m’efforçais de ne pas geindre. Je sentais néanmoins qu’une cloque se formait au talon de mon pied droit. Force était de me rendre à l’évidence, il avait vu juste. Je stoppais la randonnée pour la deuxième fois au motif ‘vessie pleine’.

Deux heures avaient passé. Nous étions enfin arrivés sur le lieu de campement. Je posais mon attirail et m’allonger de sorte qu’il me serve d’oreiller.

« C’est une blague ? »

« Quoi donc ? »

« J’me farcis une chieuse qui stoppe tous les trois bornes pour pisser, qui couine toutes les heures pour des petites douleurs ici et là, j’ouvre la voie à coup de serpe, et une fois sur le camp, je dois aussi me taper la chasse et l’allumage du feu ? Vous rêvez en grand format vous dites donc ! »

« Roh, faites pas votre grincheux, je vais vous l’allumez votre feu… »

« Faites vite, les loups ont faim à cette heure. Moi je pars chercher le diner. »

Des lambeaux de peaux grillées se décrochaient du sanglier fraichement tué, faisant crépiter le feu au dessus duquel mon guide l’avait pendu. Kleber m’étonnait sincèrement. Il connaissait les bases de toutes les techniques de survie. Pour calmer un peu nos esprits malmenés par notre trek, il avait même entrepris de m’expliquer quelques unes de ces techniques. J’étais de nouveau vivante. Il m’avait redonné vie en m’apprenant certaines choses, en tentant de réanimer mon esprit de découverte. Je me revoyais gamine, apprenant mes leçons, cherchant à expliquer le pourquoi des choses. Ce vieillard mal appris avait réussit le tour de force de me mettre mal à l’aise et de me remotiver pour la suite en une même journée. Il m’expliquait tour à tour la chasse au renard, la cuisine du serpent, la construction et ses grands principes… Et moi je buvais ses paroles, béates, heureuse,… enfin.

« Me v’la repus, je vais m’coucher. Vous devriez en faire de même. On a encore une belle journée de marche demain avant d’arrivée chez Valérias. Au fait, vous le connaissez un peu ce gars ? »

« Ah euh non… En fait je vous suis depuis ce matin, je vous fais confiance, vous avez l’air de bien connaître les environs. Vous m’avez dit qu’on marchait vers une auberge. Pour moi c’est un peu toutes les mêmes. »

« Hola, non ! Celle-ci est très particulière ! »

« C'est-à-dire ? »

« Le gars qui la tient, ce Valérias, un vrai bon gars. C’est pas à vous que je vais apprendre que les auberges sont habituellement tenues par des escrocs et autres individus malveillants… »

« Je dois vous avouer que je mets rarement les pieds en auberge. Avant ma mise en retrait, je vivais dans une bicoque tenant à peine debout avec mes amis du Cercle. Le peu que je me souvienne de ce genre d’endroit me fout le trouillomètre à zéro ! »

« Rassurez-vous, la-bas, aucun poivrot ne se permet d’hausser le ton. Tout y est très propre et Valérias bichonne particulièrement sa clientèle. »

« Me voila rassurer. Bonne nuit et à demain alors. »

La nuit était passée sans souci majeur. Quelques piqûres de bêtes éparses qui n’avaient cependant pas eu raison de mon sommeil. En me réveillant, je notais la seule erreur d’appréciation qu’avait commise mon guide : bivouac sans point d’eau. Ma toilette allait être des plus rudimentaire. Je m’imaginais déjà le soir, dans cette auberge, prenant un bain chaud dans une des belles chambres de l’auberge. Peut être y trouverais-je un bel aventurier. Un bel éphèbe vêtu d’un grand ensemble de velours rouge et argent avec qui je pourrais, je l’espère partir vers des…

« OHHhhh ! »

« Qu…Que ? Quoi ? »

« Bah vous vous êtes rendormie, pardi ! D’ailleurs, si vous voulez effectuez un brin de nettoyage, et vous habillez plus chaudement, vous avez intérêt à vous grouiller… je sens qu’on va prendre une rincée d’ici peu.»

En voila un qui ne perdait jamais le nord. Quelques instants plus tard, je reprenais le chemin derrière Kleber après avoir pris soin d’éteindre les dernières braises de notre feu.

Mes vêtements étaient trempés. Nous avions marché sous la pluie toute la journée, mais la vue d’une auberge, notre point de chute, en ce début de soirée me réchauffait tout de même le cœur. J’avais vu ce ciel gris pendant de longue heure s’allonger au dessus de moi, et j’imaginais le temps qu’il faudrait pour sécher mes affaires. Il y en avait pour au moins deux jours entiers de séchage si je ne voulais pas distendre la maille à coup d’essorage. Commençant à connaître mon guide et ses facultés à maîtriser la nature dans toutes ses formes, je commençais une discussion pour en connaître plus sur les jours à venir et notre petite randonnée.

« Dites, si on veut pouvoir repartir demain dans la journée, il va falloir que le soleil donne dès le matin… »

« Demain, c’est repos ma p’tite dame. »

« Je dois vous avouer que je n’osais pas demander… T’façon je n’crois pas une seconde à un beau soleil demain. Pourtant ça fait du bien au moral quelques rayons et un peu de chaleur de temps en temps! »

« Vous avez raison, pas de soleil demain, et à vrai dire, j’ai bien peur qu’il en aille de même pendant encore trois ou quatre jours! »

« En même temps j’me demandais, on va chez Valérias, bon ok… Mais, on a quelquechose à y faire? Enfin je veux dire, vous avez quelque chose à y faire pour qu’on ait à se coltiner un pareil détour? »

« Moi, non! »

« Vous recommencez à faire votre bourru! C’est parce qu’on arrive dans un endroit que vous connaissez bien et que vous savez qu’il ne sera bientôt plus nécessaire de me causer pour passer votre ennui? »

« Vous savez que vous êtes une belle emmerdeuse parfois? Réfléchissez un peu… »

Kleber m’avait refroidit. Je profitais du peu de chemin restant pour réfléchir à notre venue en ces lieux. Je m’étais imaginé une auberge non loin d’une petite ville dans laquelle je pourrais aisément renouer contact avec des gens de Nedmor, où les crieurs m’auraient donné des informations du front, les dernières rumeurs. J’allais devoir attendre la fin de la pluie pour reprendre la route avec Kleber et m’informer sur les évènements de ces terres.

« Alors? »

« Alors quoi? »

« Bah ça fait cinq minutes que vous causez pas! Vous devez sûrement réfléchir au pourquoi de notre venue ici. Donc bah voila, je vous demande si vous avez trouvé… Alors? »

« Bah on vient se mettre à l’abri pendant la pluie, non? »

« Loupé. »

Je notais à quel point mon guide se délectait à me voir me triturer les méninges dans l’espoir de comprendre enfin.

« Le repos, ma p’tite. Le repos. »

Je réalisais que je me dirigeais tout droit vers une auberge qui allait devenir mon auberge, ma maison. J’avais quitté mon ascèse pour retourner dans un endroit où je ne pourrais finalement nouer que très peu de lien avec les passants.

« Vous savez, vous allez être bien ici. Valérias vous servira votre déjeuner, votre repas du soir, et il vous informera des mouvements de troupes ici et là, des assassins rodant dans les bois alentours, des batailles rangées, etc… Il est toujours au fait de tout. »

« Vous m’en voyez ravie…! »

« Par contre, j’espère que vous avez encore quelques pièces d’or qui traînent… il n’est pas du genre à faire crédit. »

Je répondis positivement d’un signe de tête machinal, sachant pertinemment que mes fonds de poches étaient vides. J’allais devoir négocier.
Notre discussion avait pris fin en même temps que notre randonnée. La porte se tenait à quelques mètres devant moi. Kleber ajouta…

« J’ai été ravie ma p’tite dame. Vous avez un caractère à chier, mais vous avez de bons cotés… Allez moi je vais m’en jeter un p’tit. On se recroisera sûrement au cours de la soirée ou sinon peut être d’ici quelques jours. »