Une odeur se répand. Piquante, désagréable, presque pestilentielle.
Une silhouette se dessine, massive, cheveux hirsutes, mâchoire carnassière. Elle scrute l'assistance, silencieuse ; le regard dédaigneux se pose successivement sur les voyageurs de l'auberge. Pas de tête connue.
Pourquoi est-il venu ici ? Rien ne lui correspond : trop de gens, trop de discours, trop de bruit et trop de lumière. Il creuse sa mémoire, essaie de se rappeler mais rien. Un regard sur ses mains le rassure. Il n'a pas recommencé, non ses pertes de contrôle ne sont plus d'actualité. Il est sorti de l'enfer, il n'y retournera plus.
Il n'est donc pas venu se cacher mais d'ailleurs pourquoi se serait-il réfugier ici ?
Rien à faire, la migraine empire, la nausée s'amplifie, l'agitation de la salle l'horripile mais il sait qu'il n'est pas entré ici par hasard.
Il se dirige alors vers une table dans un recoin un peu à l'abri du brouhaha ambiant et s'y installe. Ses yeux se ferment mais il ne dort pas. Il ne dort plus de toute façon, les différents mondes qu'il a visités se mélangent dans ses rêves dès qu'il se laisse aller au sommeil et les démons ressurgissent au réveil.


Respire, calme-toi, respire, il récite la mélopée habituelle pour reposer ses sens.

La soirée du jour de l'arrivée de Thanasius et de Cebek


L'auberge se remplissait à vue d'oeil en ce moment, les deux loufauques de ce matin, le gars qui venait de se poser à la table du fond, le crâne rasé qui déambulait d'une voix hésitante dans la salle, la femme accoudée au comptoir.. Que de visages inconnus qu'il allait me falloir apprendre à connaître au plus vite, mon petit doigt me prédisait déjà que certains viendraient à s'attarder pour un long moment dans ma maisonnée. Tout comme il me disait que la soirée n'était pas encore finie. Il était question de rendre service à ces braves gens, au vue de ma position je me décidais et me rapprochais de la table de l'homme à la tignasse hirsute. Ce n'avait pas l'air d'être un de ceux que l'on peut se permettre de faire attendre, de plus il paraissait souffrant à dodeliner légèrement de la tête, les paupières closes. La femme attendrait, jetant un regard d'excuse au dos de cette hôte ravissante qui avait pris place au comptoir, j'achevais de parcourir les derniers mètres qui me séparaient de l'étranger.

« Que vous faudrait-il ? J'ai du sanglier aux petits légumes dans la marmitte, et concernant la boisson je vous laisse choisir. »

Précis et succint, j'en avais fini de mes interrogations. Observant ce que le vent m'avait amené de beau ce soir, je restais là, figé, attendant les réponses, affirmations à mes questions plus ou moins implicites. Les secondes s'égrenaient et je doutais de plus en plus qu'une quelconque réponse ne me soit donnée. Je m'éloignais donc de la table à reculons et pénétrais dans la cuisine qui jouxtait la pièce principale. M'emparant d'une des écuelles qui patientaient sagemment, bien au chaud au dessus du feu, alignée sur une grille noirâtre de suie, je me saisissais de ma main restante d'une choppe de cervoise tiède. Voilà qui conviendrait. Poussant la porte battante d'un coup de hanches, je pénétrai de nouveau dans la salle bruyante où mon hôte muet n'avait pas bougé d'une once. Déposant avec prudence de ce dont je m'étais chargé plus tôt, je me raclais la gorge bruyamment, comptant sur le fumet de mon sanglier pour faire le reste.

Au tour des autres maintenant. La femme, l'homme ?

Une silhouette que trop familière, un soupir, un sourire.. Un large sourire. Des éclats de rire internes qui se jettent sur les parois charnues de son enveloppe corporelle, une ébullition des sens qui n’arrivent plus à se coordonner. Les canaux lacrymaux qui se gonflent tandis que la peau lisse se contracte et se vallonne en un seul frissonnement, les joues qui se colorent légèrement, le cœur qui s’emballe paré à s’extirper de sa prison charnelle à tout moment, les paupières qui se referment avec lenteur, la mâchoire qui s’affaisse.. A chaque émotion le souvenir qui s’y raccorde. Et les dieux seuls savent ô combien il y en a.. Un là-bas, un ici..

Un nouveau soupir, un grattement compulsif du bout de son nez tandis que les phalanges craquent. Les orteils s’agitent et se mettent à jouer une mélopée des plus étranges dans leur lit de tissu, les sourcils se haussent soudainement perplexe tandis que les yeux pétillent, eux ils l’ont reconnu, et ils ne se trompent jamais ! Mais l’imagination quant à elle est des plus traitresses et serait bien capable de leur jouer un mauvais tour. Les épaules se figent et tout s’immobilise. Le silence se fait.

Son corps se meut et bientôt ses yeux pétillants s’accompagnent d’un sourire de soulagement. Les mouvements se font gauches et enfin un tabouret vient réceptionner le corps sous tension. Les jambes se nouent tandis que les mains se tordent au creux de celles-ci, les dents mordent les lèvres les immobilisant dans leur tressautement.

Tout cela pour un ami. Un père, un frère, un compagnon d’aventures. Le regard de celui dans lequel les souvenirs prennent formes, les rires qui s’en échappent, les pleurs qui en suent, la vision d’un escalier vétuste dont craque chaque marche, le cri d’une lame qui se loge dans un corps, la douce mélopée d’une bourse remplie qui vient à changer furtivement de poche, le poing qui se serre de l’absence de certains.. La famille. Le cœur, l’âme, et l’espoir.

« Alors Papi on pique un somme ! On a plus l’âge de danser la gigue et de faire la causette aux demoiselles hin .. ! »

Des mots brutaux, un rire grinçant. A quoi bon se regarder dans le blanc des yeux et regretter le passé. Le nom que l’on donne à un autre pour remplacer l’absence d’un premier, mêlant la souffrance du manque de deux parents de cœur.

« Tu m’en veux pas si je picore un peu. Ce n’est pas comme si tu avais encore l’âge de me gueuler du haut de l’escalier du manoir que je fais un bruit monstre, me menaçant d‘un de tes vieux bouts de bâton.. »

Et voilà les lieux, noms, et visages qui reviennent à la charge sans prévenir. Le silence, il n’y a rien de mieux que le silence. Les mots eux vous trahiront toujours.

Une odeur. Piquante, désagréable. Elle le dérange, le trouble. Toujours cette idée de faire cuire les aliments, manque de respect évident envers la nature. Comme s'il était utile de modifier ce qu'elle crée. Il ouvre les yeux, hume la boisson. Au moins elle n'a pas l'air frelatée, il pourra toujours s'en contenter.

Cette courte période de repos l'a apaisé mais ne lui a pas apporté les réponses tant souhaitées sur les raisons de sa présence en ce lieu. C'est alors qu'il l'aperçoit, elle, la gamine a changée, coiffure blonde platine, formes affirmées mais c'est bien elle. Le regard ne trompe pas et cette déformation très légère des vêtements à l'endroit où elle a l'habitude de cacher sa dague. C'est donc pour elle qu'il est venu ici ou alors la providence lui joue des tours. Elle lui manque depuis son départ la petite mais si elle n'est pas restée avec ses acolytes et lui c'est qu'elle ne devait pas s'y plaire. D'ailleurs, elle l'a probablement oublié ou pire elle regrette le temps passé avec eux. Il referme les yeux, recommence les exercices destinés à l'apaiser.

Une odeur. Parfumée, presque agréable. Un voix, douce et agressive à la fois, un rire forcé. C'est bien elle, toujours à essayer de ressembler aux hommes, de vouloir beugler comme eux. Elle le provoque comme avant, plaisanteries sur l'âge en réponses aux sempiternelles blagues misogynes.

Picore tant que tu veux, t'es plus à quelques kilos prêts. Tu t'es reconvertie en tenancière parce que tes anciennes dispositions demandaient pas mal de vitesse et en te voyant j'ai des doutes.

Il ne sourit pas, la dévisage. La nausée l'a quitté depuis longtemps mais les images se bousculent. Combien de fois ont-ils entamé cette joute ? Trop probablement. La mélancolie n'a jamais été son sentiment préféré pourtant aujourd'hui il accepte de la subir. La revoir signifie certainement la reperdre. Reprendre le contrôle, profiter du moment.

Alors poulette, quoi de neuf depuis ce temps ? Que fais-tu dans un endroit aussi passant et surtout aussi éclairé ?

Elle souriait comme à son habitude, tentant de dissimuler au mieux, au creux de ses rides naissantes, les peines de son coeur. Pas d'effusion de sentiments comme elle s'y attendait, la marque des Héritiers en somme, tout en retenue et taquineries diverses. D'ailleurs là elle aurait du assener au vieil homme une bourrade en guise de réponse, c'aurait été la meilleure réaction à avoir mais elle s'y refusait ce soir. Il savait qui elle était, à quoi bon jouer les gros bras, personne ne faisait de toute façon attention à eux, pauvres bougres penchés sur leur table comme accablés de tous les maux de ces terres. Il n'y avait aucune image à préserver, tous les ignoraient désormais ces vieux roublards qui en leur temps avaient suscités l'interêt de la foule en commettant quelques larcins. Aujourd'hui ils erraient en âme en peine à la recherche de quelque moyen d'être de nouveau propulsé en haut des avis de rercherche. Avis de recherche et de capture qu'aujourdhui ils leur fallaient partager avec d'autres bien moins mâitres de leur art qu'eux, bien moins fiers de ce qu'ils faisaient. Le vol et l'assassinat n'étaient qu'affaire d'opportunité. S'y adonner par contre avec quelques compagnons une vie durant en tant que marginaux était bien plus éprouvant mais plus personne ne faisait la difference de nos jours.

« Aubergiste ? Ma parole la sénilité t’a gagné y’a plus de doute là-dessus. Non non; je laisse le sal boulot aux autres, je me contente simplement de passer derrière et d’en ramasser les miettes. On ne change pas les vieilles habitudes... Hé mais pas si mauvaises les miettes d’ailleurs, tu devrais goûter ! »

Un sourire, une cuillérée.

« Surtout que si c’est Bast’ qui fait la popotte tu devrais facilement trouver meilleur dans le coin. Qu’est-ce qu’on lui ferait pas faire à celui là quand même.. »

La maison lui manquait, le manoir lui manquait. Mais elle n'y retournerait pas, pas tant que les fantômes de la plupart des anciens camarades de guilde continueraient à errer dans la masure, et quand seulement tous reprendraient vie alors oui là elle s'y risquerait de nouveau. Ne garder que de bons souvenirs, préserver les images dont elle disposait encore. Elle préferait user les visages tantôt froids tantôt rieurs de ses amis dans ses songes, plutôt que d'aller affronter leurs absences là bas dans la forêt. Ce n'en restait pas moins sa maison et son unique famille sur ces terres. Elle avait été Héritiere, et tout se devrait de le savoir.

« Ca change hin de notre vieille bicoque, c’est comment dire … plus gai ! Mais du côté de la bouffe, et de la bibine c’est tout comme. Pis question lumière et bruit c’est juste que tu vieillis Papi ! »

Nouvel éclat de rire, nouvelle cuillerée.

« Vous vous y plairez tu sais.. »

Erreur, elle doutait qu’il s’y plairait et pourtant elle le voyait là clopinant entre les tables, foudroyant du regard les fous qui auraient osé lui proposer assistance.

« M’enfin loin de moi l’idée de vous soustraire à vos occupations ! »

Un de ses doigts s'était glissé dans sa bouche et détachait maintenant des bouts filandreux de gibier qui s'étaient glissés furtivement entre ses dents.

« Oh et puis mon petit doigt me dit que par ici il y aurait eu largement de quoi te faire monter en grade.. T’fais toujours dans le social Papi ? »