Des lambeaux de leurs robes elle s’en était faite un baluchon de fortune. Le tissu purulent renfermait désormais les restes d’une bouteille brisée, un peu de son contenu passé, du lard fumé et rance, ainsi qu’une gourde usagée dont suintait un alcool capiteux. En somme rien qui n’attirerait les regards envieux des brigands rodant entre le pays d’Alidhan et les terres d’ici bas. Les frontières n’étaient pas sûres en ces temps difficiles, encore eût-il fallu qu’on les délimite réellement pour en assurer la sécurité. Les flux incessants d’immigrants empiraient la situation déjà inquiétante, nourrissant dans leurs passages les désirs de fortune de pauvres ères tombés en déchéance suite à la chute de Manelvor. De ce roi elle n’en savait pas de quoi converser gaiement avec un gentilhomme venu de la ville, en somme pas plus que n’en saurait une vulgaire paysanne d’un pays voisin. Du fermage et de la culture d’un champs, oui de ceci elle aurait même été à même d’endormir un insomniaque à force de moult démonstrations orales. Quoique l’idée de discutailler avec un malandrin puant et mal intentionné de la meilleure façon d’écosser un haricot lui paraisse quelque peu inconcevable.
Sourire malhabile.Les bras ballants, le corps tacheté d’escarres, elle contemplait incrédule les lieux qui l’avaient accueillie plusieurs semaines voire sans doute mois. Elle se sentait si seule, et pourtant si pleine. Quelque chose germait en elle, elle le savait. Ses mains se tordaient sur sa poitrine naissante et sur son ventre qui ne devait s’arrondir sous aucun prétexte. Le jeun durerait. Nulle vie n’éclorait. Elle ne pourrait le supporter. Plus sans Elle en tout cas. Ses cris se feraient gémissements et dans sa chute elle l’emporterait. Sirupeuse agonie. Déjà elle l’entendait se gorgeant silencieusement de son eau, se gorgeant de sa vie. Ce salopard continuerait de vivre à travers elle.
Il était temps de prendre la route. Un ours décharné d’ailleurs se restaurait auprès du cadavre de son amie défunte. A quoi bon demeurer ici. Le malheureux baluchon coincé entre ses phalanges meurtries, un dernier regard jeté en arrière, d’un pas maladroit la frontière invisible était franchie. Alidhan.. Ni plus tempéré, ni plus chaud qu’un pas en arrière. Pourtant l’on contait jusque dans les chaumières reculées que sur ces terres la magie brûlait encore ardemment dans les plaines. Racontars de vieilles mégères en proie aux désillusions de leur futile existence ? Sans doute, et pourtant c’était la peur au ventre qu’elle avançait péniblement, se frayant avec difficulté non feinte un passage parmi les congères. Seule. Ardue solitude où seuls les fantômes floconneux sont vos compères de tablée.
Les entrailles criant famine, les pas gauches, la morve au nez, le front suant sous les bourrasques glacées, la frêle silhouette se mouvait. Morose gamine de glace. La ferme des Dabriols et Tholdnor étaient bien loin, trop peut-être même. Avait-elle un jour été cette intrépide gamine rousse jouant parmi les blés? Elle-même venait à en douter par moment. Ses mèches fauves fuyaient sa tignasse hirsute par secteur. Bien triste tableau, un myope lui aurait sans nul doute donné du « chaton mal léché ». Les traces se multipliaient dans la neige, toutes tournées vers le Sud. Le Sud et son climat chatoyant, le Sud et la Mer, cette vaste mare dont même un géant ne pourrait apercevoir la berge opposée. Le Sud, où personne ne la chasserait de sa fourche ou de son épée rouillée. Qu’avait-elle fait au juste pour mériter cette effusion de haine ? Elle n’en savait strictement rien, et ne se l’était bel et bien jamais demandée.. Ou peut-être trop.. Un frêle souffle pour chasser ses cheveux venus s’amouracher de son nez, et déjà les questions s’envolaient. Lancinante fatigue où nulle interrogation ne parvienne à s’ancrer.
Le Sud. Le Sud comme unique objectif. Toujours tout droit, toujours le Sud. Ce Sud qui lui tendait ses mains potelées à travers les nuages souris dans un dernier élan de bonté. Le destin l’encourageait. Des sourires bienveillants ornaient désormais les souches calcinées jouxtant le sentier boueux, les pins rachitiques de leurs branches effeuillées la poussaient en avant, les rocailles se faisaient braises sur son passage.. Elle avançait. Jouant tragiquement ses chances d’en réchapper aux osselets trouvés dans son baluchon, un rictus se tordait sur son visage.
La solitude comme seule compagne. Elle errait.Elle n’aurait su dire combien de jours passèrent, combien de milles furent avalés. Elle savait juste qu’au bout il y aurait le Sud, son Sud à elle.
Affamée, exténuée, elle marchait. Certains vous diront que la volonté est parfois à l’origine de miracles, ce à quoi les cartésiens crieront à la bonne fortune. Oui, de chance, elle en avait eu, sans doute même avait-elle usé de tout son quota bonheur de ces seize premières années. Le temps s’était radouci, ses plaies s’étaient suturées, ornant son corps de fines cicatrices qui sans doute feraient plus tard son charme. Son auriculaire contre toute attente avait regagné sa couleur chair, mais demeurait inattentif à ses demandes nerveuses. Il était à espérer que le temps fasse son œuvre.
Elle s’autorisa une seule halte pour se rafraîchir dans l’onde d’un lac. Crasse et sueur s’étaient mêlées, l’enveloppant d’une couche hâlée se pelant sous ses grattements compulsifs. Elle n’avait plus rien d’une gamine, mais avait gagné du monstre. Le sang coagulé chamarrait sa silhouette, la parant de carmin en plus des meurtrissures mauves et bleutés déjà existantes. Sa tignasse ébouriffée tenait plus du bosquet où se mêlaient pommes de pins, et fougères que de la chevelure lisse et soyeuse qu’elle arborait jadis.
Gosse des bois qui s’apprêtait à troquer ses apparats agrestes pour ceux de l’onde chatoyante.