Encore une longue journée qui prenait fin. Cette dernière avait été mouvementée, et de nombreux visiteurs, plus étranges les uns que les autres avaient eu l'honneur de goûter à ma cuisine. Oh, non pas que je sois vaniteux, mais j'en étais fier, ça il faut le dire. Mon ragoût avait encore fait des siennes, à tel point qu'il m'avait rapporté bien plus que les chambres aujourd'hui. Il faut croire que la chaleur d'une écuelle est préfèrable à celle d'un lit pour certains. Enfin, je n'allais pas m'en plaindre, sachant que ça ne me faisait que moins de travail et plus de repos. Pas de lits à refaire ou de chambre à brosser, juste un coup de serpillère à passer dans une salle et sur quelques tables.

Le ménage terminé, je me dirigeais vers la cuisine ou reposait mon plat. Je gardais toujours une écuelle pleine pour la fin de la journée. Ou plutôt le début du matin en l'occurence. "Le petit plaisir avant la sieste" que je l'appelais.

Je venais seulement de finir ma portion lorsque des coups secs résonnèrent à la porte. Pas question que j'ouvre à cette heure. Que ce nouvel arrivant aille au diable. Non mais quoi? J'étais censé tourner le dos à mon programme et à mes règles simplement pour une personne incapable de respecter les convenances? Hors de question.

Les coups se firent plus insistants.

Surement encore un de ces bucherons ou chasseurs qui croit pouvoir débarquer à l'heure qui lui plaît, sous prétexte qu'il vient d'abattre un pin ou un loup. Je décidais d'ouvrir la porte pour lui donner ma façon de penser. Il prendrait pour les autres.

J'ouvrais la porte à la volée. Effet intimidant exige. Quelle ne fût pas ma surprise lorsque je découvrîs, à la place de ce que j'imaginais déjà comme un tas de biceps arrogant, une jeune femme. Elle était visiblement déboussolée. Déboussolement témoigné par sa vestimentation pour le moins peu appropriée et son air égaré. Quel tyran aurait-il fallu que je sois pour la laisser dehors, par ce temps qui plus est.

Je lui souriai d'un air que je voulais bienveillant:

-"Bonjour ma chère, vous me semblez frigorifée, entrez donc, j'ai de quoi vous réchauffer à l'intérieur. Je n'ai malheureusement plus de ragoût, qui, soit dit en passant est délicieux , mais je peux par contre vous offrir une chope ou deux, qu'en dites-vous?"

La première nuit. La première nuit depuis que ce voile d'ombre m'a caché le monde. La première nuit depuis mon corps à perdu l'un de ses sens. Ma première en tant qu'infirme. Ma première nuit en tant qu'aveugle.

Je suis rentré depuis quelques heures, et pourtant la douleur se fait encore cuisante. Lente agonisation que je me dois de garder silencieuse pour ne pas alerter les autres. Ils finiront par le savoir, mais le plus tard sera mieux. La honte? Ou le refus de leur mentir? Qu'en sais-je, si ce n'est que je veux pas qu'ils le sachent. Ils ne savent rien de ce qu'est la souffrance ou la peur, ils vivent dans leur vie de rêve sans avoir à faire le moindre sacrifice. Ce n'est ni la honte ni le désir d'honêteté au final. Ce n'est que de la haine. De la haine envers les meurtriers de mon sang, de la haine envers tous les résidents de cette auberge, coupables de voir alors que je vis dans les ténèbres, et de la haine envers ... Moi. Moi qui ai été assez inconscient pour invoquer ce démon, suffisament fou pour lui donner mes yeux ... Des orbites noires de haine dans un corps faible de douleur, voilà ce qu'il reste de moi.

Un ricanement m'échappe. Je suis risible, la Serviette de table de Valerias doit surment avoir plus de capacités que moi à l'heure actuelle. Je suis destiné à vivre comme un infirme, dépendant d'un bâton de bois. Je me lève, la tête me tourne. Je reste immobile et un second ricanement m'échappe lorsque je me rends compte que je ne sais même pas de quel côté de mon lit je me trouve. J'arrête ma respiration quelques secondes histoire de me repèrer grâce à un hypothétique bruit extérieur. J'entends des sons lourds et bruyant, comme des objets que l'on traine. Et une odeur de poussière, quelle odeur. Je me dirige vers le vacarme, les bras tendus devant moi, espèrant qu'il vienne de derrière la porte.

Ma main gauche heurte la poignée. Première épreuve réussie semblerait-il. Faut-il que j'en sois tombé à un point où ouvrir une porte soit une réussite? Je suis pitoyable. J'ouvre la porte et me trouve nez à nez avec deux odeurs. La première écoeurante de poussière, la seconde toute aussi nauséeuse de transpiration et de chaleur. L'odeur humaine. La position de la personne venant d'en face de ma porte et puant la poussière, elle ne peut sortir que du grenier. Il n'y a que Valerias pour entrer dans le grenier à cette heure.

-"Bonjour Aubergiste ..."

Je serre les dents. Maintenant j'ai honte, mais la haine reste tenace. Je la hais pour sa prise de pitié, mais je n'ai pas le choix. Lequel sera le plus dépravant à ma fierté, dégringoler les escaliers et m'écraser en bas comme une flaque, ou laisser cette fille me guider. Si mes yeux étaient encore à leur place, ils se seraient surement remplis de larmes. Des larmes de dépit. De dégoût.

Je lui tends le bras, je ne veux pas lui adresser la parole. Je saurai surement apprécier la valeur du service ,quand ma colère sera retombée. Pour l'heure, je n'aspire qu'à voir cette auberge brûlée, qu'ils sachent ce qu'est la souffrance par les braises.

Elle me prend le bras et me dirige vers les escaliers. La première marche manque de me faire trébucher. Saleté. Chaque grincement me déchire les tympans, les lamentations des marches sous mes pas mettent mes oreilles à vif. Tout comme mon odorat, mon ouie semble exacerbée. À l'excès à mon goût.

Nous descendons les marches lentement. Je fais raccler mes pieds au sol pour sentir chaque marche. Ne pas tomber. Surtout ne pas tomber. Je finis par revenir sur le sol uniforme. Passage négligeable pour les gens communs, épreuve pour moi.

Je me tourne vers elle, ou du moins pour moi la source d'odeur humaine.

-"Je ... Merci. Merci beaucoup"